Marc-Antoine Kaeser (dir.)
L’âge du Faux : L’authenticité en archéologie
Hauterive, Laténium (2011)
ISBN 2 - 9700394 - 2 - 3
Exposition au Laténium
29 avril 2011 - 8 janvier 2012
L’AGE DU
FAUX
L’AUTHENTICITE EN ARCHEOLOGIE
Auteurs
Alain Besse, Conservateur-restaurateur d’art SCR et monnayeur-reconstituteur, Atelier Ciel & Terre, Aigle
Arnaud Besson, Diplômé de l’Institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel
Simonetta Biaggio-Simona, Docteure en archéologie de l’Université de Zurich, présidente du
Gruppo Archeologia Ticino, Giubiasco
Béatrice Blandin, Docteure de l’Université de Lausanne, membre de l’École suisse d’archéologie
en Grèce, ancien membre de l’École française d’Athènes
Eva Carlevaro, Conservatrice au Musée national suisse, Zurich
Christian Cevey, Responsable du Laboratoire de conservation-restauration du Laténium
Jean-Luc Chappaz, Conservateur des collections égyptiennes et du Soudan au Musée
d’art et d’histoire de Genève
François-Xavier Chauvière, Archéologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel et
enseignant de préhistoire à l’Université Lyon III
Hélène Chew, Conservateur en chef chargée des collections de la Gaule romaine au Musée
d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye
Chantal Courtois, Assistante conservatrice au Département d’archéologie du Musée
d’art et d’histoire de Genève
Pierre Crotti, Conservateur au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne
Esther Cuchillo, Responsable de recherche chargée de l’inventaire des collections préhistoriques
au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne
Philippe Curdy, Conservateur du Département de Préhistoire et Antiquité du Musée d’histoire
du Valais, Sion
Michel Egloff, Professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel, ancien directeur du Laténium
Jean-Jacques Fiechter, Historien spécialisé dans les faux de l’art égyptien
Viktoria Fischer, Docteure en préhistoire et assistante au Département d’anthropologie
de l’Université de Genève
Charles Froidevaux, Docteur en sciences économiques et numismate
François Gendron, Archéologue américaniste au Département de préhistoire du Muséum national
d’histoire naturelle (Paris), unité mixte de recherche CNRS 7194
Dietrich Hakelberg, Docteur en archéologie de l’Université de Freiburg im Breisgau
4
Matthieu Honegger, Professeur ordinaire de préhistoire et directeur de l’Institut d’archéologie
de l’Université de Neuchâtel
John Howe, Illustrateur, directeur artistique de la trilogie cinématographique « Le Seigneur
des anneaux »
Claire Huguenin, Conservatrice des collections historiques au Musée cantonal d’archéologie
et d’histoire, Lausanne
Arnaud Hurel, Ingenieur de recherche au Département de préhistoire du Muséum national
d’histoire naturelle, Paris
Marc-Antoine Kaeser, Directeur du Laténium et professeur associé à l’Institut d’archéologie
de l’Université de Neuchâtel
Jean-Luc Martinez, Directeur du Département des antiquités grecques, étrusques et romaines
du Musée du Louvre, Paris
Claude Michel, Responsable du Laboratoire de conservation-restauration du Musée cantonal
d’archéologie et d’histoire, Lausanne
Laurent Olivier, Conservateur du Département des âges du Fer au Musée d’archéologie nationale,
Saint-Germain-en-Laye
Gilles Perret, Conservateur du Cabinet de numismatique du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel
Daniel Pillonel, Dendrologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel
Denis Ramseyer, Conservateur adjoint du Laténium et chargé d’enseignement à l’Institut
d’archéologie de l’Université de Neuchâtel
Gianna Reginelli Servais, Archéologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel
et doctorante à l’Université de Neuchâtel
Stéphane Verger, Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Études, Paris
Claude Veuillet, Conservateur-restaurateur dans le domaine du bois, Troistorrents
Amélie Vialet, Paléoanthropologue, Institut de Paléontologie Humaine - Fondation Albert Ier
de Monaco, Paris
Géraldine Voumard, Responsable adjointe du Laboratoire de conservation-restauration
du Laténium
Sonia Wüthrich, Adjointe de l’archéologue cantonal, Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel
5
Générique de l’exposition et du catalogue
6
Direction de projet et commissariat d’exposition
Marc-Antoine Kaeser
Adjoint de projet
Denis Ramseyer
Documentation et régie
Corinne Ramseyer, Angélique Frey, Martina Olcese
Traitement des pièces, conservation-restauration
Christian Cevey, Géraldine Voumard
Scénographie, graphisme et photographie
Jacques Roethlisberger
Moulages, fac-similés
Géraldine Voumard
Technique
Pierre-Yves Muriset
Montage
Christian Cevey, Emmanuelle Domon, Angélique Frey,
Pierre-Yves Muriset, Martina Olcese, Sothea Phin,
Corinne Ramseyer, Jacques Roethlisberger, Géraldine Voumard
Mise en scène vitrines et conseil scénographique
Arno Poroli
Lumières
Thunder Son & Lumière (Neuchâtel)
Audiovisuels
TVP Productions, Jacques Roethlisberger
Interventions artistiques
Beat Lippert, Mandril, avec la collaboration de Cécile Genetti
Collaboration scientifique
Alain Besse, Arnaud Besson, Simonetta Biaggio-Simona,
Béatrice Blandin, Eva Carlevaro, Christian Cevey,
Jean-Luc Chappaz, François-Xavier Chauvière, Hélène Chew,
Larissa Cotting, Chantal Courtois, Pierre Crotti, Esther Cuchillo,
Philippe Curdy, Michel Egloff, Jean-Jacques Fiechter,
Viktoria Fischer, Angélique Frey, Charles Froidevaux,
François Gendron, Cécile Genetti, Dietrich Hakelberg,
Matthieu Honegger, John Howe, Claire Huguenin, Arnaud Hurel,
Jean-Luc Martinez, Claude Michel, Fabrice de Montmollin,
Martina Olcese, Laurent Olivier, Gilles Perret, Daniel Pillonel,
Fanny Puthod, Denis Ramseyer, Gianna Reginelli Servais,
Stéphane Verger, Claude Veuillet, Amélie Vialet,
Géraldine Voumard, Sonia Wüthrich
Médiation culturelle et animations pédagogiques
Daniel Dall’Agnolo, Virginie Galbarini, ainsi que Cloé Lehmann,
Pauline de Montmollin, Catherine Studer, Nathalie Zürcher
Accueil des publics
Michel Christen, Virginie Galbarini, Cheewanon Migliorini, ainsi que
Marie Canetti, Leyla Duvanel, Diane Esselborn, Sandra Hay,
Wendy Margot, Fanny Puthod, Eva Volery, Nathalie Zürcher
Informatique
Philippe Zuppinger
Traductions
Karoline Mazurié de Keroualin, Laurence Neuffer
Menuiserie
Colette (Neuchâtel)
Impression 3D
Zedax (La Neuveville)
Administration et secrétariat
Martine Polier, Marie-Josée Rezzonico, Lucia Longo
Nettoyage, entretien
Werner Krezdorn, Benjamin Monnard
Assurances
AXA-Winterthur (Lausanne)
Transports
Badoux (Lausanne), Bovis (Paris), Möbel-Transport (Zurich),
Natural Lecoultre (Genève)
Rédaction « Sentinelle du patrimoine »
Angélique Frey, Martina Olcese
Maquette du catalogue
Jacques Roethlisberger
Rédaction du catalogue
Natacha Aubert, avec la collaboration de Nathalie Zürcher
Impression du catalogue
Gasser (Le Locle)
Impression du matériel promotionnel
Birkhäuser (Reinach), Impressvit (Neuchâtel), Imprimerie
des Montagnes (La Chaux-de-Fonds), Zwahlen (Saint-Blaise)
Communication et marketing
Polygone (La Chaux-de-Fonds)
7
Prêts et droits de reproduction
Bibliothèque publique et universitaire, Neuchâtel
Bibracte, Centre archéologique européen, Glux-en-Glenne
Blumenmarkt Dietrich, Gampelen
Cabinet de numismatique, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel
Collection Alain Besse, Aigle
Collection Jean-Jacques Fiechter, Préverenges
Collection Charles Froidevaux, Hauterive
Collection Pascal Gaudebert, Cabrerets
Collection Cécile Genetti, Ardon
Collection Ruedi Kunzmann, Wallisellen
Collection Phyllis Pritchett, Estavayer-le-Lac
Montres Corum Sàrl, La Chaux-de-Fonds
Fondation Cartier, Paris
Fondation du Château de Chillon, Veytaux
Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité, Université de Lausanne
Institut de Paléontologie humaine, Paris
Landesmuseum Trier
Béat Lippert, Genève
Mandril, Neuchâtel
Münzkabinett und Antikensammlung der Stadt, Winterthur
Musée d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye
Musée d’art et d’histoire, Genève
Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne
Musée d’ethnographie, Neuchâtel
Musée d’histoire naturelle, La Chaux-de-Fonds
Musée d’histoire du Valais, Sion
Musée du Louvre, Paris
Musée monétaire cantonal, Lausanne
Musée de Morat
Musée national suisse, Zurich
Musée national du Danemark, Copenhague
Musée du Quai Branly, Paris
Musée romain d’Avenches
Musée romain de Lausanne-Vidy
Museum Augusta Raurica, Augst
Museum für Kunst und Gewerbe, Hamburg
Muséum national d’histoire naturelle, Paris
Richemont International, Villars-sur-Glâne
Rosgartenmuseum, Konstanz
Service archéologique de l’État de Fribourg
Service régional de l’archéologie, Midi-Pyrénées
Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek München
8
Remerciements
Géraldine Delley, Béat Arnold, Suzanne Béri, Violaine Blétry-de Montmollin, Marion Burkhardt, François-Xavier Chauvière,
Thierry Christ, Séverine Despland, Patrick Gassmann, Philippe Gnaegi, Catherine Joye, Marc Juillard, Jeannette Kraese,
Fabien Langenegger, Philippe Marti, Pauline de Montmollin, Cléa Stettler, Corinne Tschanz
ainsi que :
Manuel Adam, Heidi Amrein, Béatrice André-Salvini, Lionel Bartolini, Nataniel Becerra Ackermann, Ursula Benkö,
Marianne Berchtold, Laurent Bergeot, Jean-François Bouvier, Nathalie Brac de la Perrière, Joëlle Briere,
Christelle Brillault, Sophie Broccard, Carmen Buchiller, Jérome Bullinger, Olimpia Caligiuri, Jean-Christophe Castel,
Louis Chaix, Thierry Chatelain, Dominique Clément, Valérie Debély, Sophie Delbarre, Peter Dietrich et son épouse,
Laurence Dubaut, Charles-Edouard Duflon, Patrick Elsig, Sabine Faust, Valentine Favre, Marc Ferrario, Laurent Flutsch,
Alex R. Furger, Raphaël Gasser, Pascal Gaudebert, Marc-Olivier Gonseth, Anne-Lise Grobéty †, Vincent Guichard,
Marc-André Haldimann, Loïc Hamon, Frank Hildebrandt, Joachim Hiltmann, M. Hirschi, Claudia Hoffmann,
Annette Hojer, Marcel S. Jacquat, Lars Joergensen, Jean-Paul Jubin, Gilbert Kaenel, Gabriele Keck, Michèle Kergus,
Christine Kitzlinger, Silvia Kotai, Claude-Alain Künzi, Ruedi Kunzmann, Sarah Lagrevol, Guillaume Laurent, Yves Le Fur,
Yvette Lilli, Beat Lippert, Françoise Lorenz, Henri Loyrette, Thierry Luginbuhl, Angelo Lui, Henry de Lumley,
Arnaud Maeder, Antoine Maillier, Claudia Mangani, Chloé Maquelin, Pierre-Alain Mariaux, Céline Martin-Raget,
Michel Mauvilly, Philippe Mennecier, Marie-France Meylan-Krause, Milena Miele, Jean-Daniel Morerod, Antonia Nessi,
Poul Otto Nielsen, Anne Nivart, Hans Nortmann, Lionel Pernet, Phyllis Pritchett, Carine Raemy-Tournelle, Annabel Remy,
Serge Reubi, Cyril Roguet, Sacha Seidel, Marta Sofia dos Santos, Maryse Schmidt-Surdez, Michaël Schmidt,
Katharina Schmidt-Ott, Yvonne Schmuhl, Bernard A. Schuele, Coraline Schuster Cordone, Helga Schutze,
Catherine Schwab, Vera Slehofer, Jean-Pierre Stamm, Léa Stöckli, Brigitte Tailliez, Luca Tori, Géza Vadas,
Michel Vaginay, Eloïse Vial, Verena Villiger Steinauer, Brigitte Waridel, Nicolas Willemin, Peter Wollkopf, Benedikt Zäch,
Angela Zeier, François Zürcher ainsi que le journal L’Express (Neuchâtel)
Ouvrage publié avec le soutien de l'Université de Neuchâtel (Commission des publications de la Faculté des Lettres
et Sciences humaines)
9
Art des faux, Or des fous
Falsifications et inventions archéologiques
Illustration :
J. Roethlisberger
Bien souvent, quand une pièce inhabituelle
commence à sortir de terre sur son chantier
de fouille, l’archéologue est soudain saisi
d’un doute : et si c’était un faux ? Un de ses
fouilleurs ne serait-il pas en train de lui faire
une plaisanterie de mauvais goût, afin de le
laisser se ridiculiser devant tout le monde, lui
qui s’apprête peut-être à accorder des précautions infinies à un vulgaire rebut juste fabriqué
la veille, et faire d’une chose sans valeur une
découverte essentielle à l’archéologie, voire
à l’histoire de l’humanité ? Ne serait-il pas sur
le point de s’égarer, en inventant une histoire,
forcément édifiante, à un objet qui, précisément, est dépourvu de passé et ne peut d’ailleurs pas en avoir, puisqu’il date d’hier et qu’il
a été créé de toutes pièces ? Je l’avoue – et je
n’en suis toujours pas très fier, plus de trente
ans après – j’ai fabriqué moi-même pour rire
de fausses inscriptions gallo-romaines et plus
tard je me suis fait piéger à mon tour par de
fausses gravures protohistoriques qu’avaient
fabriquées mes fouilleurs. La plupart des archéologues que je connais ont naturellement
fait l’objet – en général plusieurs fois – de
farces de ce genre ou en ont fait eux-mêmes
lorsqu’ils étaient jeunes fouilleurs. J’ai même
entendu dire (et ça n’est plus drôle du tout)
que certaines pièces publiées dans des revues scientifiques étaient en fait des faux fabriqués sur le chantier de fouille.
En réalité, l’histoire de la discipline archéologique est jonchée d’histoires de faux, dont la
plupart ont perdu avec le temps leur pouvoir
de mystification, comme l’homme de Piltdown
(voir p. 99) ou l’âge de la Corne (voir p. 109).
Cela dit, tous les faux en archéologie ne
sont pas destinés à berner les archéologues. Il existe différents types de faux, selon
la chose qu’ils ont pour fonction d’imiter, les
matériaux dans lesquels ils sont fabriqués,
les techniques qui ont servi à les produire
ou les personnes auxquelles ils sont adressés. Tous les « vrais » faux ont néanmoins en
commun non pas tant d’être créés par des
Toute épave à portée de nos mains doit être considérée
comme un précipité de notre désir.
André Breton, Le surréalisme et la peinture
(1928-1965 : 285)
faussaires – beaucoup le sont, ou l’ont été,
par les chercheurs eux-mêmes, quand ils ne
les ont pas suscités directement – que d’être
conçus pour des connaisseurs. C’est spécifiquement aux connaisseurs, en effet, que les
faux s’adressent, et parfois même à une seule
personne en particulier. En ce sens, les faux
constituent, à proprement parler, des objets
narcissiques. Les « faux » faux – comme les
imitations d’objets de marque : faux Vuitton,
faux Hermès, fausses Rolex… – qui sont destinés à une consommation de masse, ne sont
conçus que pour ressembler assez grossièrement à leurs modèles ; il suffit seulement qu’ils
en aient l’air. D’ailleurs, ceux qui les achètent
savent bien, en général, qu’ils n’acquièrent
pas les vrais : il leur suffit, à eux aussi, qu’ils
aient l’air de les posséder. Les faux « authentiques », au contraire, ne visent pas la simple
ressemblance ; ils ambitionnent d’être à la
place des vrais, d’en être parfaitement indifférenciables, même par les plus grands experts,
bref de remplacer les vrais dans leur identité
propre. Ceux-là sont les plus intéressants, les
plus fascinants même, car les faux authentiques sont de véritables créations et non plus
seulement de simples imitations.
29
Ce qui ne peut pas être vrai
Si certains faux ont été pris pour des trouvailles
archéologiques véritables, à l’inverse nombre
de découvertes importantes de l’archéologie
ont été, ou sont encore, suspectées de n’être
pas authentiques. Ainsi, lorsque les restes de
l’homme de Néandertal ont été mis au jour en
Allemagne en 1856, le grand anatomiste Rudolf Virchow a déclaré qu’il ne s’agissait pas
d’un fossile préhistorique, mais certainement
d’un cas pathologique contemporain. On a
donc cherché qui, dans l’humanité actuelle,
pouvait bien présenter des os aussi énormes
et un front aussi fuyant, avec des yeux aussi
profondément enfoncés dans les orbites. On
a trouvé, dans le désordre, un handicapé
physique, un Cosaque déserteur de l’armée
russe, ou un débile mental. La réalité de ce
qu’aurait impliqué le fait de considérer la découverte de Néandertal comme authentique
était alors trop énorme – à savoir que l’humanité blanche européenne avait eu de très
lointains ancêtres qui ne ressemblaient pas à
notre image, mais à celle d’êtres « bestiaux » ;
elle était à ce point impensable que l’on ne
pouvait pas se figurer autrement cette trouvaille que comme une chose impossible : en
quelque sorte une « non-découverte ».
De la même manière, lorsqu’en 1822 le Révérend William Buckland découvrit, dans une
grotte de la côte du Pays de Galles, sans
doute la première sépulture du Paléolithique
supérieur d’Europe occidentale, qui était
enfouie sous deux mètres de sédiments avec
un crâne de mammouth et des ossements de
renne, il pensa immédiatement avoir affaire
aux restes d’une prostituée. Dans l’esprit tortueux de ce géologue et théologien respecté,
la « Dame rouge » de Paviland – car le squelette était recouvert en effet d’ocre rouge –
s’était installée là auprès d’un camp romain ;
elle avait ainsi manifestement transformé en
un bordel rustique cette caverne inaccessible
creusée dans les falaises. On se souvient
30
que, plus près de nous, le pauvre Ötzi, qui a
refait surface dans un glacier à la frontière italo-autrichienne en 1991, a eu le bras arraché
parce que personne ne pouvait imaginer que
ce nouvel Hibernatus nous arrivait directement du Néolithique.
Ainsi, ne pas vouloir croire à l’extraordinaire amène souvent à accepter l’invraisemblable (en l’occurrence qu’un touriste en
porte-jarretelles habillé d’une cape d’herbes
se soit égaré loin des pistes de ski, emportant avec lui un arc en bois et une hache en
cuivre). Le monde est plus étrange que nous
ne le croyons et même si nous en sommes familiers, il faut bien reconnaître que nous n’en
connaissons pas grand-chose. C’est pourquoi
les faux, qui sont d’abord des productions de
notre imaginaire, ne sont jamais du ressort du
véritable extraordinaire, de l’inattendu. S’ils
ont pour fonction de surprendre, d’étonner,
voire de stupéfier, les faux procèdent fondamentalement de ce que l’on pourrait appeler
« l’attendu ». Le véritable inattendu, lui, reste
inconcevable.
qui a raison et qui invente ?
Que faut-il retenir de tous ces « loupés » mémorables ? A l’évidence, la chose suivante,
n’en déplaise aux chercheurs : ce ne sont
pas de patientes déductions scientifiques qui
permettent de prendre la mesure des découvertes extraordinaires de l’archéologie, mais
ce que le sociologue des sciences Bruno
Latour appelle des « controverses ». En pareil
cas, deux camps opposés tendent en effet à
s’affronter : les uns font valoir que la découverte qu’ils s’approprient révèle quelque
chose que personne n’avait encore jamais
envisagé auparavant et qu’elle bouleverse les
connaissances établies ; tandis que les autres
dénoncent la chose comme une « pseudo-découverte », un « non-événement » qui n’est pas
du domaine de la science mais de l’illusion, si
ce n’est du charlatanisme.
Là encore, ce ne sont pas des arguments
scientifiques qui permettent de clore la polémique, en résolvant la dispute. Car la controverse prend toute sa dimension lorsqu’elle est
jetée dans l’arène publique et qu’elle prend
un tour polémique, en mettant en cause des
autorités ou des personnages publics. Elle
constitue aussi, à l’inverse, un formidable
moyen de se faire connaître, en s’opposant à
des thèses ou à des savants unanimement reconnus et respectés. On a oublié aujourd’hui
le nom d’Alphonse Delacroix, architecte de la
ville de Besançon, qui connut la célébrité en
s’opposant aux archéologues de Napoléon
III pour soutenir que l’emplacement véritable
d’Alésia n’était pas à Alise en Bourgogne,
mais à Alaise en Franche-Comté. Personne
ne se souvient non plus du nom du géologue
Charles Dupéret, qui crut bon d’investir sa
renommée dans la polémique de Glozel (Auvergne), à la fin des années 1920. Nul n’est
d’ailleurs besoin d’être un spécialiste de la
question pour entrer dans la controverse,
qui fondamentalement n’existerait pas sans
médiatisation : Arnold Van Gennep, le célèbre
auteur des Rites de passages (qui avait enseigné à l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel), et
Camille Jullian, le grand historien de la Gaule,
prirent eux aussi fait et cause en faveur du
site de Glozel, alors que ni l’un ni l’autre ne
connaissaient quoi que ce soit en matière de
fouilles ou d’archéologie préhistorique.
Certaines de ces controverses, qui ont éclaté
au 19e siècle, ne sont toujours pas closes.
Ainsi, beaucoup de gens apparemment
sérieux doutent encore que le site d’AliseSainte-Reine (Côte-d’Or), où les fouilles de
Napoléon III ont mis au jour, dans les années
1860, un immense réseau de lignes de siège
ceinturant le Mont Auxois, dans lequel on a
découvert plusieurs centaines d’armes romaines et gauloises datant du 1er siècle av. J.C., soit vraiment l’Alésia de César. On ignore
en général qu’il existe aujourd’hui quelque
soixante autres sites qui se disputent, ou se
sont disputés, le privilège d’être le véritable
et unique Alésia. Symétriquement à ces découvertes archéologiques « officielles » que le
public ne croit pas vraies, il y a ces découvertes sensationnelles que la science dite « officielle » refuse de reconnaître comme authentiques. Ainsi, au site « certifié » d’Alise-SainteReine, on oppose généralement le vaste
promontoire découvert par « portrait-robot » à
Chaux-des-Crotenay/Syam (Jura). Les défenseurs du site font valoir que cette technique
d’investigation, qui a fait ses preuves depuis
longtemps en criminologie, permet, lorsqu’on
l’applique au texte de César, d’une part de
retenir l’emplacement de Syam – en quelque
sorte comme le suspect n° 1 – et d’autre part
d’écarter définitivement Alise, dans la mesure
où la topographie du Mont Auxois ne correspond pas aux indications fournies par César
et au vocabulaire qu’il emploie pour décrire le
lieu du siège d’Alésia. Dans ces conditions,
qui croire ?
Dans ces controverses archéologiques, le
site de Glozel occupe un statut relativement
proche de celui de Syam. C’est là que, dans
les années 1920, un jeune agriculteur du
nom d’Emile Fradin révéla progressivement
la découverte d’environ 150 plaques inscrites
en argile, qui portaient une écriture inconnue
rappelant de loin le Phénicien. Ces pièces se
trouvaient associées à des représentations
d’inspiration paléolithique ainsi qu’à des objets de type néolithique. D’après le fouilleur,
ces « tablettes » provenaient essentiellement
de deux sépultures, livrant à elles seules le
total stupéfiant de quelque mille cinq cents
objets, pour l’essentiel absolument intacts.
Après que le célèbre ethnologue Arnold van
Gennep eut pris fait et cause pour Glozel
en 1926, une controverse féroce opposa les
« glozéliens » aux « anti-glozéliens ». Il y eut
des plaintes, des enquêtes de gendarmerie,
des procès et même des lettres anonymes
et un décès inopiné. Dès le début de « l’affaire de Glozel », le directeur du Musée des
31
Antiquités nationales de Saint-Germain-enLaye, Salomon Reinach, se plaça du côté
des Glozéliens. Pour Reinach, Glozel témoignait d’une écriture néolithique autochtone
d’Europe occidentale, datant d’environ 4000
ans avant J.-C. Camille Jullian soutenait également l’authenticité de Glozel, mais voyait
les choses de sa fenêtre : pour lui, les objets
trouvés dans ce hameau reculé appartenaient
à un bric-à-brac de sorcière – le spectre de
Paviland n’est pas loin ! – qui s’y était retirée
au 3e siècle de notre ère.
Le clan des anti-glozéliens était mené par le
grand épigraphiste René Dussaud, qui venait
de publier sa thèse selon laquelle l’introduction de l’écriture avait été l’œuvre des Phéniciens, qui l’avaient transmise par la suite en
Europe. Si l’authenticité des trouvailles révolutionnaires de Glozel était reconnue, cela
signifiait l’anéantissement de la thèse de Dussaud ; à savoir que l’écriture avait été connue
d’abord pendant la Préhistoire en Auvergne et
qu’elle s’était sans doute ensuite diffusée à la
Méditerranée et au Moyen-Orient. En d’autres
termes, la civilisation était bien née chez
nous, en Europe occidentale, et non chez les
peuples « sémitiques » : en Allemagne, cette
possibilité inespérée venue de France faisait
se dresser l’oreille aux premiers chercheurs
nazis, tel Hermann Wirth, le fondateur avec
Heinrich Himmler du futur institut scientifique
de la SS, l’Ahnenerbe.
Comment savoir si c’est vrai ?
En pareil cas – et sans même qu’il soit nécessaire de se poser la question de savoir si ces
trouvailles renversantes sont ou non une fabrication –, on se dit que certains doivent bien
avoir raison et les autres tort. Mais comment
le savoir ? De manière déconcertante, l’affaire
de Glozel (tout comme la question d’Alésia,
d’ailleurs) montre clairement que la réponse à
cette question ne peut pas être trouvée dans
le discours des savants, dans la mesure où
32
les uns et les autres mobilisent au service de
leur cause des arguments tirés de leur propre
érudition scientifique. En d’autres termes, la
question centrale posée par ces controverses
n’est pas tant celle de déterminer la véracité
des trouvailles archéologiques (c’est-à-dire
de quoi elles témoignent, du point de vue historique) que celle d’établir les critères sur lesquels on puisse décider de leur authenticité.
Pour le dire autrement : qu’est-ce que cela
signifie, au juste, un « vestige authentique » ?
Cette question, qui n’est jamais explicitement
posée, occupe en réalité une place cruciale
au sein de ce que l’on pourrait appeler la
constitution du savoir archéologique. Car, en
réalité, les archéologues explorent à tâtons
un domaine obscur que personne ne connaît ;
à savoir la matérialité du passé lui-même, je
veux dire de quelles choses il était fait. Le
développement des fouilles de sites appartenant à des périodes récentes des 18e et 19e
siècles – que l’on s’imaginait connaître en
détail par une profusion de textes, d’images,
d’objets même – montre avec suffisamment
d’évidence qu’en fait on ignorait, jusqu’à ce
qu’on les trouve, de quoi était fait notamment
l’équipement domestique des habitants des
villes et des campagnes, des riches ou des
pauvres, des bourgeois ou des paysans. On
ferait certainement le même constat si l’on
fouillait systématiquement, en Europe, les
sites de la période « industrielle » de la première moitié du 20e siècle, et ce malgré la
surabondance des documents historiques de
toutes sortes à notre disposition.
Ce constat élémentaire montre bien que le
savoir archéologique se constitue dans l’accumulation des données et qu’en ce sens,
cette connaissance du passé est fondamentalement de nature probabiliste : je sais, par
exemple, que ce fragment de poterie appartient au Haut-Empire romain parce qu’on
le trouve systématiquement dans des sites
romains occupés au premier siècle de notre
ère. Or, ce système d’expertise habituelle-
ment très fiable présente une faille majeure :
il cesse de fonctionner lorsqu’on lui soumet
une trouvaille isolée, qui ne connaît nulle part
aucune comparaison. Qu’on en fasse une
découverte sensationnelle ou qu’on la rejette
au contraire comme une fausse découverte,
l’identité de ce type de trouvaille reste en
vérité indécidable. Quand bien même on
pourrait la dater d’une période effectivement
ancienne, on ne saurait dire ce qu’elle représente ; c’est-à-dire ce qu’elle signifie du point
de vue archéologique.
L’aura rassurante des faux
Par nature, les collections des musées
tendent à privilégier la présentation de ces
trouvailles exceptionnelles, car uniques,
parmi lesquelles se glissent inévitablement
de nombreux faux. Ainsi, au Musée des
Antiquités nationales de Saint-Germain-enLaye, on a admiré pendant plus d’un siècle
le vase de bronze orné d’un coq gaulois qui
avait été prétendument trouvé en 1866 dans
une tombe à char de Champagne, alors qu’il
s’agissait d’un faux moderne (voir p. 73). On
continue toujours à contempler l’énigmatique
relief en bronze dit du « Dieu de Bouray », exposé lui aussi à Saint-Germain, et à s’étonner
de cette association d’une tête humaine sur
un corps pourvu de pattes d’animal – censément si exemplaire de l’univers spirituel des
Celtes – sans relever que ces deux éléments
sont visiblement constitués de deux pièces
étrangères l’une à l’autre, qui ont été assemblées au moyen d’une soudure grossière, très
certainement moderne.
Pourquoi ces pièces particulières ont-elles
donc été recherchées et quelles sont les raisons pour lesquelles on les a mises en valeur,
dans la mesure où elles étaient précisément
sans comparaisons ? La réponse à cette question n’est pas d’ordre scientifique : on collecte
et on expose ces pièces parce qu’elles ressemblent à l’image que les chercheurs s’ac-
cordent à se faire du passé qu’ils étudient.
Cette attitude est très normative : il a fallu
attendre la fin des années 1990, par exemple,
pour que la multiplication des découvertes archéologiques accrédite enfin l’évidence qu’il
avait existé une sculpture gauloise en pierre,
bien avant la romanisation et très loin des
régions « hellénisées » du Midi de la France.
On a redécouvert alors, dans les collections
des musées, des pièces auxquelles on n’avait
jusqu’ici guère prêté attention et qu’on avait
généralement reléguées au fond des réserves. De même, c’est parce qu’elles ne ressemblaient à rien de connu, que le musée de
Metz, puis celui du Louvre, ont laissé partir les
splendides cruches en bronze découvertes à
Basse-Yutz (Moselle), dont l’acquisition leur
avait été proposée en 1928, pour la somme
relativement modique de plusieurs milliers de
francs. Ces pièces extraordinaires, qui sont
considérées aujourd’hui comme des chefsd’œuvre éminents de l’art celtique ancien,
ont finalement été acquises, en 1929, par le
British Museum.
On conviendra donc que le concept même
d’authenticité est une notion éminemment
variable : elle dépend de ce qu’il est convenu
d’appeler l’état de l’art ; c’est-à-dire plus exactement de ce que les chercheurs se représentent comme étant typique, ou exemplaire, de
la période du passé dont ils sont supposés
être les spécialistes. Car les faux, pour être
acceptés et reconnus, doivent non seulement
répondre à une attente, mais ils doivent aussi
apporter la touche de nouveauté et d’éclat qui
fera parler d’eux. Pour le faussaire, la tâche
est plus délicate qu’il n’y paraît. Pour que l’on
croie aux faux, il est nécessaire, en effet, que
ceux-ci trouvent leur juste place, entre tradition et innovation. En d’autres termes, il faut
qu’ils soient tout à la fois sensationnels, jamais
vus, mais en même temps tout à fait « normalisables » : s’ils sont trop proches de ce que l’on
connaît déjà, on ne les remarquera pas ; s’ils
en sont trop éloignés, on les rejettera.
33
C’est pourquoi, paradoxalement, les faux
disent beaucoup plus sur la science et l’état
des connaissances de leur temps que les
véritables découvertes scientifiques en ellesmêmes. Les trucages des ossements de
Moulin-Quignon à Abbeville (Somme) (voir p.
93), qui furent proposés en 1863 à Boucher de
Perthes comme les restes d’hommes antédiluviens, exhibent à la fois les caractéristiques
que l’on attendait et celles que l’on était prêt
à accepter venant d’ossements de la toute
première humanité terrestre : des hommes
à notre image bien sûr (c’est pourquoi les
faussaires allèrent manifestement s’approvisionner dans un cimetière), des ossements
dispersés par le Déluge biblique (c’est pourquoi ils introduisirent des fragments isolés),
mais surtout des pièces placées à la base des
alluvions de diluvium, au même niveau que
celui des outils « antédiluviens » taillés en silex,
des vestiges déposés là depuis une antiquité
immémoriale, et donc imprégnés jusque dans
leurs moindres pores du sédiment dans lequel
on devait les trouver. Les faussaires qui fabriquèrent cette fausse découverte étaient parfaitement au fait de la démarche de Boucher de
Perthes, de ses rêves, de ses ambitions et de
ses exigences.
Des objets de nécessité et de désir
C’est un rapport étrange qui s’instaure entre
le faussaire et celui ou celle qu’il parvient
à piéger. On se scandalise ou on s’amuse
au contraire de cette situation, sans relever
que ces créations répondent essentiellement à une demande, ou à un appel, mais
surtout que beaucoup d’entre elles ont été
directement provoquées par les connaisseurs
qu’elles ont trompés. Il ne s’est pas passé huit
jours en effet entre le moment où Boucher
de Perthes annonça qu’il offrirait une prime
de 200 francs à qui trouverait les premiers
ossements d’homme antédiluvien et l’apparition de cette découverte, dans la carrière de
34
Moulin-Quignon. Dans les années 1860, une
telle somme représentait plus d’un an de travail pour ces terrassiers illettrés occupés dix
à quinze heures par jour à piocher et à pelleter dans les cailloux aux pieds de Boucher
de Perthes. Avouons que l’offre est tentante,
quand on gagne tout juste de quoi vivre ;
reconnaissons même qu’il faudrait être bien
bête pour laisser passer, dans ces conditions,
une opportunité pareille. C’est d’ailleurs Boucher de Perthes lui-même qui avait initié ce
système de récompense stimulant la production de faux : depuis plusieurs années déjà, il
offrait l’équivalent d’une demi-journée de travail pour une « hache à main », dont il faisait
des rangées dans les vitrines de son cabinet.
Alors… quelle différence, au fond, entre introduire des objets en silex au fond d’une tranchée et y placer des ossements ? 199,75 fr…
juste pour des os, allons !
Pour toutes ces raisons – avouables et inavouables – les faux embarrassent. Surtout, les
faux sont dangereux, parce qu’on les désire et
parce qu’ils vous trahissent. Pire que des maîtresses ou des amants cachés, ils ternissent
définitivement la réputation des chercheurs ou
des collectionneurs qui se sont laissé séduire ;
ils entachent durablement la réputation des
institutions qui les ont accueillis, en général
avec enthousiasme, et qui les ont orgueilleusement mis en valeur. Car la plupart des
grands musées ont acquis des faux (le plus
souvent très cher) et un nombre anormalement important de chercheurs éminents –
archéologues, historiens, historiens de l’art…
– se sont compromis à soutenir l’authenticité
de découvertes sensationnelles, qui se sont
révélées par la suite n’être que des falsifications ou des inventions.
Même le grand Michel Chasles, professeur à
Polytechnique, membre de l’Académie des
Sciences et spécialiste de renommée internationale en géométrie et en mécanique, a
cru acheter, dans les années 1860, des lettres
authentiques de Galilée à Pascal, de Jeanne
d’Arc au peuple de Paris, de Rabelais à Luther,
de Dagobert à Saint Eloi… et même de César
à Vercingétorix (le tout rédigé en français,
naturellement). Le faussaire, un certain Lucas
– un autodidacte, fils de paysan journalier de
la région de Châteaudun – lui en avait vendu
au total plus de trente mille. Ce Lucas avait fait
de la production des faux autographes pour
Chasles une source de revenus réguliers, qui
lui permettait d’entretenir une maîtresse dans
un appartement de la rue Saint-Georges à
Paris ; c’était devenu son travail quotidien, qui
l’occupait des journées entières à la Bibliothèque impériale à compulser les archives et
les livres d’histoire. Car la production en série
des faux exige beaucoup de travail, de précision et de ténacité.
Ainsi donc, les plus grands esprits peuvent
se laisser duper par des faux grossiers. On
se demande comment la chose est possible.
C’est que les faux répondent à un désir profond qu’ils ne cherchent qu’à satisfaire, au
plus près et au plus juste. Ce n’est pas en
effet le faussaire qui sollicite le chercheur ou
le collectionneur, mais bien l’inverse : ce sont
les spécialistes eux-mêmes qui voudraient
absolument croire à l’authenticité de ces nouveautés, parce qu’elles sont la réalisation de
leurs propres désirs narcissiques. En surgissant de nulle part, ces inventions accréditent
au grand jour leurs intuitions ; elles donnent foi
à leurs théories, jusqu’alors indémontrables
et souvent combattues. En donnant raison à
ces chercheurs souvent isolés, elles leur procurent l’illusion enivrante de maîtriser le réel ;
eux-mêmes, en s’en rendant possesseurs, obtiennent l’exclusivité de trouvailles extraordinaires, dont tout le monde parle et dont leurs
chers collègues sont au fond d’eux-mêmes
profondément jaloux et envieux. C’est pourquoi, à son procès de 1870, Lucas déclara
pour sa défense, devant le tribunal impérial :
« …Quoiqu’on dise et quoiqu’on fasse, ma
conscience est tranquille ; j’ai la conviction de
n’avoir fait de tort à personne. Si pour arriver
au but je n’ai pas agi avec toute la sagesse
possible, si j’ai pris un chemin détourné, si j’ai
employé un stratagème pour frapper l’attention et piquer la curiosité publique, c’était afin
de remettre en mémoire des faits historiques
oubliés et même inconnus de la plupart des
savants.
J’instruisais en amusant. La preuve, c’est que
pendant tout le temps qu’a duré la discussion
à l’Académie des Sciences, beaucoup de
monde se rendait aux séances et s’intéressait
à ce qui allait être lu. Cela est un témoignage
que la lecture de ces documents intéressait
tout autant le public et peut-être davantage
que certains mémoires en chiffres qu’on y lit
la plupart du temps. Jamais Chasles n’a été
tant écouté.
Oui, quoiqu’il arrive, il me restera toujours la
conscience d’avoir agi, sinon avec sagesse,
du moins avec droiture et patriotisme. »
Il faut entendre ce que dit le faussaire. S’il sait
bien qu’il fait profession d’arnaqueur, il est en
général convaincu de « n’avoir fait de mal à
personne » : il n’a fait, en réalité, qu’exaucer
un désir personnel contre rémunération. Ce
d’autant que l’amateur dupé préfère le plus
souvent que l’on oublie cette histoire, quand
il ne s’enferre pas à soutenir que ces fausses
découvertes doivent tout de même bien être
en partie véridiques… Car au fond, et comme
le souligne Lucas, est-ce bien la véracité de la
chose en elle-même qui compte ici ou n’est-ce
pas plutôt sa communication, laquelle rend la
science et l’histoire accessibles au grand public, en l’intéressant de manière ludique diraiton aujourd’hui ? N’est-ce pas rendre quoiqu’il
en soit un service à la science et à ses chercheurs que de lui apporter une médiatisation
inespérée autrement ? Et, suggère Lucas, si
les plus grands chercheurs peuvent croire à
ces inventions avec tant de conviction, n’estce pas en réalité parce que celles-ci sont vraisemblables, et qu’elles pourraient très bien
avoir existé sans qu’on le sache car on ne les
a pas encore trouvées ?
35
Des œuvres d’art et de science
Les faux sont chargés d’une ambiguïté à
la fois dérangeante et fascinante. L’illusion
qu’ils nous procurent d’être intégralement ce
qu’ils représentent est troublante, comme est
perturbante leur capacité à falsifier le passé
et l’histoire. Face à eux, on se trouve placé
dans l’incapacité absolue de départager la
vérité objective de l’invention pure, de pouvoir reconnaître l’authenticité de la fausseté.
Car les faux sont, au sens de Bruno Latour,
des créations hybrides ; qui mêlent indistinctement l’imaginaire à la connaissance. Ces
créations font appel autant à la fiction absolue
(puisqu’elles inventent quelque chose qui n’a
jamais existé) qu’aux données scientifiques
les plus précises, qui sont nécessaires pour
garantir leur crédibilité. Ce sont à proprement parler des monstres, en ce sens que les
faux ne sont pas des œuvres de fiction et de
science ; ils constituent en effet un composé
inédit qui n’est plus ni l’un, ni l’autre : aussi, on
ne peut faire autrement que de croire aux faux,
comme on croit spontanément à la réalité de
ce que l’on voit.
Plus que tout autre objet, le faux s’adresse à
nous, au plus profond de nous ; c’est notre désir, conscient ou inconscient, qu’il vise. C’est
pourquoi nous sommes à la merci des faux.
Nous ne pouvons pas les combattre, parce
que nous les désirons. Les faux meurent
quand le désir qui les fait exister s’éteint :
alors on réalise que ce que l’on avait admiré
comme une chose merveilleuse, qui dominait
la médiocrité de la réalité ordinaire, n’était en
fait qu’un bricolage minable de matériaux vulgaires, simplement fait avec de la colle et de la
peinture. En se dissipant, les faux redeviennent
ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, mais
qu’on ne voyait pas : un assemblage de
bouts de choses, prises dans le quotidien, de
pauvres débris souvent ramassés dans les
poubelles. C’est la raison pour laquelle il faut,
malgré tout, prendre soin des faux, et surtout
36
des « anciens faux », qui sont comme les vestiges d’anciennes amours mortes. Après les
avoir vénérés, on les ignore, on les méprise et
on les maltraite, en les entreposant sans soin
dans une réserve obscure, où ils sont exposés
à la poussière et aux coups. Il faut protéger les
faux, car ce sont des objets d’art et de science.
Laurent Olivier
Le vase au coq de Bussy-le-Château (Marne)
Fig. 1
Don de l’Empereur
Napoléon III (1866).
Musée d’Archéologie
nationale de SaintGermain-en-Laye
N° inv. MAN 4747.
(h : 385 mm ; d : 265 mm).
Alliage base cuivre avec
soudures à l’étain.
Cliché L. Hamon.
Ce vase en bronze a connu une certaine
célébrité dans l’archéologie de l’âge du Fer.
Représenté comme l’un des chefs-d’œuvre
artistiques de la période gauloise dans l’ouvrage qu’André Varagnac et Gabrielle Fabre
ont consacré en 1956 à l’Art gaulois, il a également figuré dans une série d’ouvrages et d’articles consacrés à l’archéologie gauloise de
Champagne, comme en particulier le grand
Dictionnaire archéologique de la Gaule, élaboré sous la direction de la Commission de
Topographie des Gaules.
Cette pièce, en tôle d’alliage base cuivre rivetée, à panse ovoïde à pied tronconique et col
cylindrique court, est munie d’un couvercle
s’ajustant sur le col, au sommet duquel était
fixé une statuette représentant un coq, également en alliage base cuivre. Le corps du
récipient est constitué de deux coques ajustées et emboîtées, qui sont assujetties l’une à
l’autre par l’intermédiaire de cinq rivets. A la
partie supérieure de la panse, est fixée une
anse mobile à extrémités recourbées et enfilées dans deux attaches cruciformes à œillet,
lesquelles sont fixées par rivetage au corps du
récipient. Le pied, d’une seule pièce, était également fixé par rivetage à la base de la panse.
Le couvercle est composé de deux tôles assujetties par emboîtement, dont le pourtour est
fermé au moyen de deux rivets. Des soudures
à l’étain ont été effectuées à l’intérieur du
récipient pour renforcer la fixation des deux
coques de tôle de la panse du vase, de même
que pour assurer celle du relief de coq sur le
couvercle. La surface du récipient est partiellement recouverte d’une patine artificielle, probablement d’origine chimique.
De fait, il s’agit en réalité d’une pièce moderne,
dont la forme s’inspire librement de celle des
chaudrons à anses cruciformes du début du
premier âge du Fer. Probablement fabriqué
vers 1865, le vase a été présenté le 25 février
1866 à Napoléon III comme provenant d’une
tombe à char gauloise découverte au sommet
de la colline du « Piémont » à Bussy-le-Châ-
teau (Marne). Elle aurait été associée à une
inhumation déposée sur les restes d’un char
à deux roues, accompagnée de pièces d’armement et de harnachement de cheval en fer,
ainsi que de plusieurs vases en céramique.
Un bassin de bronze, probablement antique
quant à lui, aurait été trouvé en compagnie du
« vase au coq ».
Cette découverte exceptionnelle était l’œuvre
de Benoni Le Laurain (1829-1869), un ancien
boucher reconverti dans les fouilles archéologiques, qui avait été recruté comme gérant de
la « Ferme impériale » du Piémont, à Bussy-leChâteau, dans l’emprise du Camp militaire dit
de Châlons, créé en 1857-1858 par Napoléon
III. En voyant ce mobilier avantageusement
orné du coq gaulois, l’Empereur se serait exclamé : « Cela ne peut venir que d’un roi ! »
Laurent Olivier
73
Les pierres-figures de Boucher de Perthes
Fig. 1
Pierre-figure recueillie
par Jacques Boucher de
Perthes dans les niveaux
« diluviens » des terrasses
de la Somme (l : 5 cm).
Musée d’archéologie
nationale, Saint-Germainen-Laye.
Cliché J. Roethlisberger.
L’historiographie française a fait de la figure
de Jacques Boucher de Crèvecœur de
Perthes (1788-1868) celle du père fondateur
de l’archéologie préhistorique, par ses découvertes d’outils taillés en silex, qui ont permis
d’identifier l’industrie lithique de la période
dite abbevillienne, au Paléolithique inférieur.
Certes, Boucher de Perthes poursuivait là le
travail précurseur de son ami Casimir Picard,
qu’il avait rencontré à la Société d’Émulation
d’Abbeville (Somme), et qui l’avait initié à la recherche des objets taillés en silex : dès 1839,
les deux hommes avaient pu montrer que
les « haches à main », taillées à grands éclats
(que nous appelons aujourd’hui bifaces), se
trouvaient toujours associées aux niveaux
inférieurs des couches d’alluvions anciennes
de la vallée de la Somme que les géologues
identifiaient sous le terme de « diluvium ». Ces
pièces n’étaient donc pas, comme on aurait
pu le croire, des ébauches de haches polies
d’origine « celtique », mais les témoins d’une
période bien plus ancienne, que Boucher de
Perthes imaginait antérieure au Déluge biblique: ainsi, le grand cataclysme avait charrié
les témoins de cette humanité originelle, et les
avait naturellement déposés à la base de ces
accumulations de diluvium.
En dépit de leur apport capital pour le développement de la recherche préhistorique, les
travaux de Boucher de Perthes reposent néanmoins sur des bases intellectuelles assez fragiles. Pour ce dernier, il ne faisait aucun doute
que cette première humanité, antérieure à
toute civilisation, ignorait naturellement l’usa-
ge du métal et qu’elle utilisait en revanche
exclusivement le silex ; mais ce qui en faisait
la preuve, dans son esprit, était que les formations de diluvium contenaient des outils en
silex d’une forme analogue à celle des outils
ou des objets connus depuis toujours en
métal – comme les couteaux ou les haches,
voire même les clous de charpente... Boucher
de Perthes commença donc à constituer une
collection de pièces en silex extraites des alluvions de la Somme, au sein de laquelle les
bizarreries naturelles tendaient à l’emporter
sur les artefacts authentiques. La situation se
compliquait dans la mesure où celui-ci achetait aux ouvriers des carrières d’Abbeville ses
outils « antédiluviens » à un prix équivalent à
une demi-journée de travail d’un terrassier ; ce
qui encourageait spontanément la production
en série de faux objets en silex.
Tout ceci, cependant, ne troublait guère la
démonstration que cherchait à établir Boucher de Perthes : pour lui, en effet, c’était la
présence d’œuvres d’art – plus encore que
celle d’outils – qui apportait la preuve indubitable que les silex des alluvions d’Abbeville
étaient des œuvres humaines. Ainsi, il publia
dans le premier volume de ses Antiquités celtiques et antédiluviennes (qui porte le soustitre éloquent de : Mémoire sur l’industrie
primitive et les arts à leur origine) des séries
de « pierres-figures », de simples cailloux naturels aux formes contournées, qu’il interpréta
comme de petites sculptures d’animaux ou
d’êtres humains, ou comme des éléments
d’un alphabet primitif.
Laurent Olivier
Bibliographie
Boucher de Perthes J., 1847. Antiquités celtique et antédiluviennnes. Paris, Treuttel et Wurtz, t. I, pl. LI : « Figures et symboles de la période antédiluvienne ».
75
Le délire archéologique du Chanoine Dissard
Fig. 1
Reproduction d’une
« faucille druidique en or »
(inv. MAN 50065), don du
Chanoine Pierre Dissard
(1904), probablement
fabriquée au début du 20e
siècle (métal doré ;
l : 106 mm), ainsi
que quelques pièces
parmi la cinquantaine
d’objets appartenant
aux « reliques sacrées
du Druide suprême des
Gaules » légués au MAN
par le Chanoine Pierre
Dissard, et remis au
musée en 1925 par Marie
Bonaparte. Aucun de ces
objets, fabriqués avec des
cailloux ou des matériaux
modernes, n’est antique.
« Urnes de cristal
renfermant les cendres du
Druide supérieur Dissard »
(inv. MAN 72487), trois
bouteilles modernes
en verre cachetées,
contenant du charbon de
bois (l : 100 et 108 mm).
Fragment de « flûte des
tombeaux » (inv. MAN
73510).
Papier et carton
(l : 88 mm).
« Fragment de listrinum
trouvé aux environs du
tumulus » (inv. MAN
72506).
Plomb fondu et gravé
(l : 165 mm).
Cliché J. Roethlisberger.
En 1904, le Musée des Antiquités nationales
de Saint-Germain-en-Laye (MAN) reçut du
chanoine de la cathédrale de Laval (Mayenne)
la reproduction d’une petite « faucille druidique
en or », que celui-ci disait avoir recueillie à
Fayet-Ronaye (Puy-de-Dôme), dans un tertre
funéraire auquel il avait donné son propre
nom, le « Tumulus Dissard ». Cet objet fut inventorié sous le numéro MAN 50065. En remerciant le Chanoine Pierre Dissard de son envoi,
Salomon Reinach, directeur du MAN, eut la faiblesse d’écrire que cette faucille était « unique »
(ce qui était une façon polie de dire qu’elle ne
ressemblait à rien). Le Chanoine Dissard lui
répondit alors en ces termes, dans une lettre
datée du 14 mars 1904 :
Monsieur,
Croyez bien que c’est avec grand plaisir que
j’ai autorisé Mr. Pagès à se départir vis à vis
de vous d’une réserve imposée vis à vis de
tous encore.
Je ne pouvais moins faire vis à vis d’un de
nos plus éminents membres de l’Institut et
de nos savants archéologues nationaux. Nos
relations n’en demeureront pas là, j’ai tout lieu
de l’espérer.
Permettez-moi à mon tour de vous remercier
de l’intérêt si haut, si autorisé, que vous portez
à ma découverte, ainsi que du soin si grave
(et qui révèle bien l’homme supérieur en ces
matières), que vous avez bien voulu prendre
de me dire que la faucille est encore unique
en toutes manières, rien n’étant demeuré de
celle trouvée en Vendée, pas même le dessin.
La faucille trouvée dans le tombeau du Grand
Druide a cela de particulier qu’elle révèle par
la feuille de Guy (sic) admirablement reproduite une sorte d’archéologie religieuse –
religioso-naturelle. Cela est du reste propre
je crois au symbolisme rituêlique (sic) de
toutes les religions antiques, qui n’amenaient
l’âme humaine vers la Divinité qu’à travers les
formes naturelles appropriées mais toujours
prises dans la nature réelle.
« Je suis le Druide suprême des Gaules,
descendant de Noë, et j’ai recueilli les
reliques sacrées de son corps,
sacrifié par César »
A titre purement curieux, le Père cistercien
Vincent – né Guegnon – Vieux Celtisant –
voulait en 1896 que Dissard – nom du prêtre
suprême du Dieu Dis (maître de la nuit étant
la lumière) – venait primitivement de Isaar
– ou Ishars – et n’était devenu d’Issard que
pour dire fils – de Isaar – cela prouverait alors
que la même lignée de prêtres antiques issus
d’Israël (homme), Cath-Levi-Isaar, eut par la
dispersion fourni à l’univers antique ses premières races sacerdotales.
En ce cas, Isaar serait symbole de fils de Dieu
– venu de Dieu – car le vieux Celte irlandais
est formel : Dis’ard veut dire : « du Dieu Dis =
chef suprême ».
Il n’y aurait rien d’extraordinaire, quoique très
glorieux pour les fils d’Israël, qui auraient
donné au monde antique sa foi, ses prêtres,
comme au monde chrétien.
Me voici loin de mon but, qui était de vous
dire mon merci à mon tour pour votre bon accueil à ma découverte et votre mot si courtois
et si gracieux.
Veuillez Monsieur avec mon merci le meilleur
agréer l’assurance de mes sentiments les
plus distingués.
Signé : Chanoine Dissard
Le Chanoine Dissard se rendit certainement
par la suite à Saint-Germain, où il rencontra
Salomon Reinach et Benoît Champion, qui
avait succédé à Abel Maître à la direction de
l’atelier de restauration du MAN. A la suite
de l’acquisition par le musée d’un élément
de ceinture de l’âge du Bronze découvert à
Saint-Babel (Puy-de-Dôme), Dissard écrivit à
Champion cette seconde lettre, plus agitée,
qui est datée du 10 août 1907 :
Monsieur,
Je n’ai pu hélas donner suite à votre entrevue de l’an dernier, une maladie de cœur qui
m’a mis au porte (sic) du tombeau m’a saisi
alors, et, je ne vais à Vichy que [pour] hâter
ma convalescence.
85
Cette fois, vous pouvez classer formellement
les restes du costume du Souverain Druide,
extraits de son tombeau le Tumulus Dissard.
Cheminad Echalier, un petit horloger de
Sauxillanges, et non de St Babel, près Issoire,
n’a rien trouvé du tout, ni à St Babel, ni
ailleurs. Mais il n’a pas menti absolument en
ce sens qu’il est né à St Babel bien que ne
l’habitant pas.
Son rôle s’est limité à ceci : recevoir d’un individu originaire de Ronnayes (village à 300
mètres du Tumulus Dissard), établi à Sauxillanges lui aussi, les objets frauduleusement
soustraits. Il a essayé de les écouler, a fondu
tout ce qu’il a pu, puis, n’ayant pu tout écouler,
la prescription de trois ans acquise, il a tout
porté ce qui lui restait à Saint Germain en Laye.
Il avait l’ordre de dire qu’il l’avait trouvé sous
une pierre à St Babel près Issoire, pour détourner les soupçons du Tumulus du Souverain
Druide. Dissard – Dewe-ard en anglais à l’heure
qu’il est tout le monde sait ici la vérité. Jamais il
n’a été trouvé quoique ce soit à St Babel.
Les deux frères qui ont servi d’intermédiaire
se sont disputés pour le partage de la somme
touchée. Et tous savent que c’est la nuit, les
fouilles n’étant pas gardées, qu’on a soustrait
ces reliques sacrées et uniques, en détruisant d’inestimables trésors archéologiques,
les Urnes de pierre, etc. brisées en miettes.
Les brocanteurs de partout en ont acheté à
vil prix. Heureusement, la faucille d’or, (Celte)
en Gaulois, celtique, a échappé et j’ai pu la
recueillir. Merci de l’avoir faite reproduire en
attendant que la vraie vous vienne, car mes
mesures sont prises, pour que le musée de
Saint Germain hérite, avec la faucille d’or et
les restes du corps du Souverain Druide et
débris de son urne :
1) de deux tableaux peints par Gislain élève
d’Yvon et Decourt, prix de Rome en 1845, représentant ce tumulus, avec ses deux aspects.
2) La chasse acajou qui contient ce que j’ai
recueilli – fers de Pilum, de javelots Romains,
balles de frondes, débris de listrinum (sic) –
86
haches rituéliques (sic), débris imprégnés
de chairs humaines brûlées encore visibles,
bracelets d’argent, de fer – sifflet d’ivoire –
débris de bronze, de vases fondus, etc. etc.
Mille tristes épaves sauvées des mains de
ces Vandales.
Maintenant, carrément, je vous Dis : je suis
absolument sûr et certain, que les Pauvres
Royaux débris, portés par Cheminad Echalier
au musée viennent, non de St Babel, où ils
n’ont jamais été, mais du Tumulus Dissard,
près Issoire. Vous pouvez classer en toute
sécurité. Dans ma dure maladie, dans des
volumes concernant les anciens Indiens,
les anciens Germains, je viens de retrouver
la confirmation historique du tout. Le souverain Druide, venu de Noë par Caath, avait
pour la cérémonie solennelle du Guy (sic) de
l’an nouveau un costume composé de trois
sortes de tiarres (sic) superposées de soies
blanches, celle touchant la tête de pur lin.
Trois tuniques, de diverses grandeurs (sic)
de fin lin pur – blanches. La tiarre (sic) se
complétait d’un mitral d’or couvrant le front
sans inscription. Il portait en mains un bâton
d’ivoire surmonté d’une faucillette d’or, porté,
comme nos évêques portent aujourd’hui leurs
crosses. Sur sa poitrine un pectoral d’or massif orné de pierreries. Une chaîne hiératique
d’or, l’enchaînant au cou, aux bras, à la ceinture, tombant aux pieds, complétait le costume sacré. Il ne pouvait pénétrer sans être
frappé de mort dans certains bois sacrés redoutables s’il n’était enchaîné de cette chaîne
d’or, en signe de servitude envers les génies
invisibles du lieu. La tiarre (sic) avait deux
pendentifs blancs sur les épaules.
Le Souverain Pontife Druide venait le dernier
précédé des Eubages, des Ouvates, des
Bardes, des Druides, des archi-Druides. Son
sacerdoce remontait jusqu’à Noë, il se divisa
(sic) en branche Hébraïque, une branche assyrienne, une branche celtique mère de toutes
les religions du Nord. L’ouvrage que j’ai, de
135 volumes in 8°, est unique, il a été édité
en Angleterre et en France par souscription
publique en 1730. Cela complète bien César,
et le confirme pleinement. Mais ce sont là des
considérations plus générales. Revenons au
fait brutal : tout ce qui vous a été vendu de
1900 à 1906 comme trouvé près d’Issoire Puy
de Dôme vient en réalité du Tumulus Dissard,
près d’Issoire Puy de Dôme en effet, près de
St Babel. Classez sans nulle crainte. Veuillez
excuser ma lettre un peu mal formée, j’écris
encore péniblement avec extrême fatigue.
C’est pourquoi je vous prie de m’excuser
auprès de votre si sympathique et si éminent
directeur général Monsieur Salomon Reinach.
Ma 1ere visite sera pour lui dès que je pourrai venir à Paris. En attendant les tableaux
qui viendront après moi, je fais préparer pour
Votre Savant Directeur, par les meilleurs photographes de Paris, 2 vues inaltérables, prises
sur les lieux du Tumulus. Dédiées à Mr Reinach
pour vos belles Galeries de St Germain. Je ne
saurais oublier que le nom de Mr Reinach sera
immortellement attaché à cette découverte
historique, sa lettre me donne le courage de
publier la vérité.
Veuillez recevoir pour Vous cher Monsieur
Champion l’assurance de mes sentiments les
plus respectueusement dévoués.
Signé : Chanoine Dissard
On perd ensuite la trace du Chanoine Dissard
et de l’incroyable mobilier du « Souverain
Druide du Tumulus Dissard ». Une lettre de
Marie Bonaparte (1882-1962), adressée au
MAN le 20 août 1925, nous apprend qu’en déménageant sa résidence du 10 avenue d’Iéna
à Paris, qu’elle vient alors de vendre, elle a
trouvé, dit-elle, « quelques objets provenant
des fouilles d’un tumulus ». Marie Bonaparte
se propose alors de « les offrir au musée de St
Germain, bien que ce ne soit pas un don bien
considérable » et demande qu’un membre de
la conservation du musée passe les chercher
pour les examiner ; « ainsi, ajoute-elle, l’on
pourrait se rendre compte si ces objets sont
dignes du musée » Il s’agit en l’occurrence
des objets du « Tumulus Dissard », qui ont été
légués par testament par le Chanoine Dissard
en octobre 1911. Comment ce matériel procédant d’un délire psychotique était-il finalement parvenu chez Marie Bonaparte, laquelle
avait été psychanalysée par Sigmund Freud
en personne et fut l’une des fondatrices de
la psychanalyse française ? En tout cas, ce
sont bien les objets mentionnés dans ce legs
du Chanoine Dissard qui sont enregistrés en
1925 au registre d’inventaire du Musée des
Antiquités nationales, sous les numéros MAN
72486 à 72516, à la suite du don de Marie
Bonaparte. Une note en marge du registre, de
la main d’Henri Hubert, conservateur-adjoint,
indique à ce sujet que « la princesse Marie de
Grèce, fille de Roland Bonaparte, ayant vendu
son hôtel de l’avenue d’Iena n° 10 à la [un mot
illisible] m’a prié de prendre là les objets du
Tumulus Dissard, destinés par elle à SaintGermain ; ce que j’ai fait le 25 août au matin.
Dissard paraît avoir légué ces objets au prince
Roland (3 oct. 1911). Les objets soi-disant
trouvés dans ce tumulus sont d’époques différentes ». Il est possible que Roland Bonaparte
– qui s’intéressait aux sciences humaines et
à la botanique – ait effectivement recueilli la
collection imaginaire du Chanoine Dissard
que celui-ci destinait, après sa mort, à SaintGermain, où elle a bien fini par parvenir.
Laurent Olivier
87
Le manuscrit du tumulus Dissard
Ce manuscrit, rédigé et illustré à la plume,
constitue la version originale d’un long texte
publié par Pierre Dissard dans le numéro de
mars 1904 de la Revue du Collège héraldique,
éditée à Rome. Le texte retrace la généalogie
qui relie la famille des Dissard à leur ancêtre
éponyme gaulois, dont le nom Diss-ard aurait
signifié « chef suprême du Dieu père de la
nation ». Après avoir été druides de génération
en génération, les Dissard de Fayet-Ronnaye,
« se souvenant de l’affinité de race qui unit les
Francs et les Teutons aux Arvernes, contre
l’affinité de race qui unit les Anglais aux
descendants des Eduens du traitre Diviciac
et qui sont les gens de l’ouest, répond(ir)ent
à l’appel du roi de France » durant la Guerre
de Cent Ans. Ils furent, plus tard, capitaines
aux armées de Louis XV et Louis XVI, et se
distinguèrent sous l’Empire durant les guerres
de Crimée et d’Italie, révélant ainsi « l’atavisme
mystérieux d’une famille dont les nobles
sentiments se perpétuent depuis les temps les
plus reculés ». C’est à l’âge de dix ans que le
jeune Pierre Dissard fut initié, dit-il, aux secrets
du Tumulus Dissard par « trois vénérables
octogénaires », le père Mathieu Fiou, le père
Blaise Alzar Gauthier et le père Jean Bertrix,
qui lui parlèrent ces termes :
Fig.1
Manuscrit illustré à la
plume (encre de Chine)
probablement en 1904
(inv. MAN 72492).
Legs Pierre Dissard,
remis au Musée des
Antiquités nationales en
1925 par Marie Bonaparte
(31,5 x 49,5 cm ; 50 pages).
Musée d’Archéologie
nationale, Saint-Germainen-Laye.
Cliché L. Hamon.
« Mon petit, là, sous ce dôme de bruyères
et de terres calcinées, sous ce dôme brun
comme un monceau de terre imprégnée de
sang humain, dort ton grand ancêtre Dissard,
il est ton ancêtre, le père de tes pères et tu
en viens ; il est l’aïeul des aïeux de tes archi
aïeux « Quoûéï loi Belao Deuix Bellaos, de
teuix Bellaos» c’est un lieu sacré comme une
église, c’est tout ce qui reste de l’antique
religion d’avant le Christ, c’est un lieu saint
de la religion de tes pères d’avant le Christ,
saint comme une chapelle vouée à Dieu
et aux morts. Ton aïeul était le chef de cette
religion ; pour te faire comprendre ce que
nous te disons : c’était comme le pape et le
roi des Gaules d’alors ; avec lui sont inhumés
les Thozates, là aussi dorment les grands aïeux
des Dissard, chefs suprêmes de la religion des
Gaules avant le Christ ; comme tout à l’heure
est chef de la religion le Pape qui est à Rome.
Le Pontife suprême, sorte de pape et de roi,
Dissard, chef des druides, ton ancêtre, fut tué
là par Crïcshousse (altération de Crassus) en
voulant arrêter les Romains, et cela était du
temps des Thozates, il fut tué avec eux… »
En 1902, indique le Chanoine Dissard, un
cousin germain d’Antoine Dissard, maire du
village de Fayet, fit ouvrir « sournoisement » ce
monument insigne, en y faisant pratiquer une
tranchée, « ouverte du nord au sud, jusqu’au
demi-quart seulement de la largeur du
tumulus ». Pierre Dissard, qu’accompagnait
le fils de l’instituteur de Fayet, Eugène
Communal, y observa une succession de
six couches résultant, selon lui, du bûcher
par lequel était passé son ancêtre, le druide
suprême des Gaules, en compagnie de ses
fidèles Thozates, les prêtres du dieu Teutatès.
Le mobilier découvert dans cette excavation
est naturellement extraordinaire : outre les
cendres du « grand prêtre druide Dissard »,
Dissard recueillit la serpe d’or de son
ancêtre, ainsi qu’un «superbe couteau de
sacrificateur … en pierre de yadite (sic) [ qui ]
servait à percer le cœur des victimes[ et que
l’ ]on enfonçait dans la poitrine au moyen
d’un marteau en pierre, à main ». Comme
le souligne le Chanoine Dissard, « une
particularité est l’entaille faite à arêtes vives
dans le sommet du couteau et verticalement
à la pointe. Par là le couteau une fois planté
dans le cœur laissait échapper le sang en un
jet mince et très vigoureux, filet que les ovates
laissaient retomber sur le peuple… »
Laurent Olivier
89
Sommaire
L’âge du Faux : Une introduction
Marc-Antoine Kaeser
13
Les pierres-figures de Boucher de Perthes
Laurent Olivier
75
Art des faux, Or des fous
Falsifications et inventions archéologiques
Laurent Olivier
29
Une nouvelle variété de dahu :
Dahutus montanus ssp. calcifondensis
Michel Egloff
77
Les crânes aztèques en cristal de roche :
Une escroquerie archéologique parée
d’une légende urbaine
François Gendron
39
trouvaille sensationnelle de monnaies
helvètes inédites
Alain Besse
81
Le délire archéologique
du Chanoine Dissard
Laurent Olivier
85
Les faux de l’Egypte pharaonique
Jean-Jacques Fiechter
43
L’affaire des faux de Concise
Viktoria Fischer, Esther Cuchillo et Claude Michel
49
Le manuscrit du tumulus Dissard
Laurent Olivier
89
Un vase en bronze massif chez
les Lacustres ?
Marc-Antoine Kaeser
53
Charles Gislain, Loû-schou-Dissard
(Tumulus Dissard) aspect sud
Hélène Chew
91
La tiare en or de Saitapharnès
Jean-Luc Martinez
57
A la recherche de l’homme fossile :
L’affaire de la mâchoire de Moulin-quignon
Arnaud Hurel
93
Copies de vases antiques d’après
des modèles gravés du 19e siècle
Chantal Courtois
61
L’aurore de l’humanité se lève à Piltdown
Arnaud Hurel
99
Les fausses tanagréennes du Musée
d’art et d’histoire de Genève
Chantal Courtois
65
Les gravures du Kesslerloch, ou comment
des faux grossiers ont contribué à la
reconnaissance de l’art paléolithique
Marc-Antoine Kaeser
105
Le cheval en bronze de l’institut
d’archéologie et des sciences de
l’Antiquité de l’Université de Lausanne
Béatrice Blandin
69
L’âge de la Corne
Marc-Antoine Kaeser
109
Les chroniques des chanoines
de neuchâtel
Arnaud Besson
113
Le vase au coq de Bussy-le-Château
Laurent Olivier
214
73
Biface du Paléolithique ancien retaillé,
provenant de Saint-Acheul dans la Somme
Pierre Crotti
169
Les arlequins lacustres
Denis Ramseyer
171
121
Effet de manche, ou une hache
mal emmanchée
Daniel Pillonel
175
Objets insolites du néolithique suisse :
importation ou imitation ?
Denis Ramseyer
125
Une monture d’argent comme preuve
Dietrich Hakelberg
179
129
Le « casque » de la nécropole de Giubiasco
Eva Carlevaro
181
Les premières armes de guerre :
Symbole et imitations
Matthieu Honegger
Verres antiques de la collection Guigoz
Simonetta Biaggio-Simona et Philippe Curdy
185
Momies d’animaux égyptiennes : Lorsque la
radiographie réserve des surprises…
Jean-Luc Chappaz
133
Un coffre « gothique » au
Château de Chillon
Claire Huguenin, Claude Veuillet
189
Le poignard anthropomorphe de Lyon
Géraldine Voumard
193
Des moulages à valeur d’originaux :
L’exemple de La tène
Gianna Reginelli Servais et Christian Cevey
197
Les fossiles : Des témoignages du passé
entre virtualité et réalité
Amélie Vialet
201
The Captain and the Mermaid
Or a Cautionary Tale of Myth,
Unnatural History and Easy Money
John Howe
205
« La tène » : Une AOC lucrative ?
Marc-Antoine Kaeser
117
Une découverte inouïe :
La foudre de Jupiter !
Marc-Antoine Kaeser
119
La parure préhistorique :
Copies d’époque et imitations paléolithiques
François-Xavier Chauvière
Du recyclage à la contrefaçon :
137
Histoires de vases métalliques de l’âge du Fer
Stéphane Verger
La céramique sigillée romaine et son imitation 147
Sonia Wüthrich
Fausses monnaies et vrais besoins
dans l’Antiquité
Gilles Perret
149
Faux-monnayage : Falsifications, imitations
et contrefaçons sous l’Ancien Régime
Charles Froidevaux
157
215
Achevé d'imprimer
sur les presses
de l'Imprimerie Gasser SA
Le Locle (Suisse)
Deuxième trimestre 2011
Imprimé en Suisse
Dans notre société assoiffée de consommation, la valeur se fonde sur l’image et sur des
signes virtuels qui se passent de référents
matériels. L’archéologie offre ainsi désormais
la dernière garantie concrète de l’authenticité :
en exhumant les vestiges de temps passés,
elle paraît susceptible de nous laisser toucher
physiquement la vérité.
L’exposition du Laténium montre pourtant
que c’est l’archéologie et son culte illusoire
d’une authenticité absolue qui ont rendu le
faux possible. En fait, la naissance de notre
discipline a ouvert une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité : l’« âge du Faux »…
Le livre publié à l’occasion de cette exposition invite à la découverte des multiples
facettes du faux, à travers le témoignage
des contrefaçons crapuleuses, des délires
de faussaires et des célèbres scandales qui
ont jalonné l’histoire de l’archéologie. Mais
il montre également que les limites du vrai
et du faux sont floues ; car entre l’imitation,
les simulacres, le recyclage et la copie, nos
ancêtres ont toujours aimé, eux aussi, jouer
des références !
En définitive, le faux est un fabuleux révélateur. S’il dévoile les espoirs et les rêves des
archéologues, il révèle aussi les illusions et
les mensonges de nos ancêtres, depuis la
Nuit des temps.
Signé par les meilleurs spécialistes, cet
ouvrage collectif regroupe une quarantaine
de contributions d’archéologues, d’anthropologues, de numismates et d’historiens.
Richement illustré, il analyse les pièces
présentées dans l’exposition et fait la synthèse des problèmes mis en jeu par la notion
d’authenticité en archéologie.