ARCHÉOLOGIE & SOCIÉTÉ
Archéopages
Les archéologues
face à l’économie
Éditorial
3
Dominique Garcia
Archéologie, histoire, économie
4
Julien Zurbach
Préambule
L’envie de monnaie
12 Ludovic Desmedt, Eneko Hiriart, Julien Zurbach
1 2
34
La valeur, l’idéel
et le matériel
Formes monétaires,
instruments des échanges
24
27
34
45
48
Patrice Brun
Stéphane Verger
Jean-Luc Boudartchouk
Patrice Cabau
Laurent Feller
Gilles Postel-Vinay
56
64
Eneko Hiriart
Fabien Pilon
Production, prédation.
Exploitation et transformation
des ressources naturelles
Échelles
des échanges
76
81
88
93
97
109
Florence Weber
Denis Retaillé
Pierre Séjalon
Jean-Paul Jacob
Michel Kasprzyk
Thomas Calligaro
Patrick Périn
124
133
140
Christophe Darmangeat
Anne Bridault
Stéphane Frère
Vincent Carpentier
3
Échelles des échanges
La production et la consommation se jouent
maintenant à l’échelle mondiale : c’est presque
céder à un poncif que d’écrire cela aujourd’hui.
Mais on s’interroge peut-être d’autant plus sur
ce phénomène qu’on craint désormais la fin
de la mondialisation, ce qui aurait été
impensable il y a dix ans. Face à la globalisation,
l’attitude des historiens et archéologues est
souvent double : montrer qu’il n’en a pas
toujours été ainsi ou chercher des cas anciens
de globalisation qui rendent l’actuel plus
familier ou au contraire le distinguent de tout ce
qui a précédé. Du point de vue méthodologique,
le renouvellement vient surtout de l’attention
à toutes les échelles des productions et des
échanges, et à l’imbrication de ces différents
niveaux. Le grand historien polonais Witold
Kula montrait dans le même livre (Théorie
économique du système féodal, Paris, 1970)
la dépendance des grands domaines polonais
envers les débouchés d’Europe occidentale
et la force de résistance et d’innovation des
maisonnées paysannes. Les archéologues sont
habitués aux contacts lointains parfois
surprenants, à la succession des périodes
d’ouverture et de repli. Ce sont ces deux aspects,
diversité des acteurs et diversité des échelles,
auxquels on s’attache ici, ainsi qu’à leurs
imbrications et à la fragilité des systèmes
de contacts lointains.
La diffusion du style polychrome
L’une des manifestations culturelles les plus
marquantes de l’époque des Grandes Migrations
et des « Royaumes barbares » consécutifs, qui
se sont substitués à l’Empire romain d’Occident
à partir du ve siècle, a été sans conteste la diffusion
en Occident du « style polychrome » (Périn, 1993)
[ill. 1]. Cet art décoratif y a connu deux manières :
d’une part un style couvrant, dit « cloisonné »,
qui caractérise les ve et vie siècles, et d’autre part,
un style à semis de gemmes et de verroteries
isolées « montées en bâtes », qui ne se développe
en Europe de l’ouest (à la différence du monde
oriental) qu’à partir des années 600, à l’époque où,
comme nous le verrons, les grenats indiens ne
parviennent plus en Occident et que les grenats
de provenance locale, du fait de leur petite taille,
ne permettent pas de réaliser un cloisonné
couvrant. L’origine et la diffusion de ces styles, qui
découlent de la datation des objets supports, de
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
109
JUILLET 2019
L
’existence à l’époque gréco-romaine d’un
grand commerce, principalement maritime
mais aussi terrestre, entre le monde indien et
la Méditerranée est bien attestée par les textes
ainsi que par des indices archéologiques,
davantage, en ce qui concerne ces derniers, pour
l’Inde que pour l’Occident (Suresh, 2004, 2007).
Néanmoins, les sources écrites pouvant témoigner
de la continuité de ces échanges durant le haut
Moyen Âge sont des plus maigres, du moins du
côté occidental, à l’exception de la Topographie
chrétienne de Cosmas Indicopleustès (WolskaConus, 1973) qui prouve que des textiles précieux,
des épices et des gemmes parvenaient toujours
en Occident au vie siècle (Doehaerd, 1971). Les
sources écrites indiennes et perses, puis arabes,
renseignent davantage (Banaji, 2012 ; Christides,
2015). Mais, hormis quelques restes de tissus,
conservés dans les trésors d’églises ou issus de
fouilles exceptionnelles, comme celles des
sépultures mérovingiennes de la basilique de SaintDenis, les témoins matériels de ces échanges
demeurent très rares. Grâce aux fouilles récentes
menées en Europe de l’ouest et au développement
des études en laboratoire, cependant, il est
maintenant possible d’établir qu’au début de
l’époque mérovingienne, on a utilisé en Gaule des
micro-perles de verre de type « indo-pacifique »
(Pion et Gratuze, à paraître) et employé
massivement dans l’orfèvrerie cloisonnée des
grenats provenant d’Inde et du Sri Lanka (Ceylan),
ce qui démontre la survivance, au moins jusqu’à
la fin du vie siècle, d’échanges suivis entre
le subcontinent indien, le monde méditerranéen
et l’Occident mérovingien.
HORS SÉRIE
Thomas Calligaro
Centre de Recherche et de Restauration
des Musées de France, Palais du Louvre, Paris, France
Patrick Périn
directeur honoraire du Musée d’Archéologie
nationale (Saint-Germain-en-Laye)
l’analyse comparative de leurs caractères
stylistiques et techniques, ainsi que de
l’interprétation de leur répartition géographique,
partagent souvent encore historiens de l’art et
archéologues et alimentent des théories parfois
divergentes.
Le cloisonné, comme son nom l’indique, est
constitué par un décor tout ou partie couvrant de
grenats et très rarement de verroteries,
notamment rouges, qu’on se procurait alors
difficilement en Europe, juxtaposés dans un réseau
géométrique et parfois zoomorphe de cloisons
métalliques soudées à l’intérieur d’un boîtier,
également en métal. Sous les grenats et les
verroteries, reposant sur un ciment de remplissage,
se trouve habituellement un paillon, constitué
d’une feuille d’or ou d’argent (parfois doré),
généralement gaufrée par estampage, qui, tel un
catadioptre, permet par la réflexion de la lumière
de rehausser l’éclat de l’ornement. Le métal des
boîtiers est, dans les pays méditerranéens,
fréquemment en bronze, alors que le fer, avec des
cloisons en or, caractérise davantage le monde
mérovingien proprement dit. Les motifs imprimés
sur les paillons, quant à eux, paraissent dépendre
des zones géographiques : quadrillages
orthogonaux pour la Gaule du nord ou losangiques
dans la partie orientale du royaume mérovingien
surtout, avec, notamment en Allemagne du sud,
des paillons ocellés, fort rares et témoignant peutêtre de fabrications méditerranéennes (Vielitz,
2003). Selon le cas, le décor cloisonné épouse la
forme de l’objet support (plaques de ceinture,
fibules, garnitures de fourreaux d’épée et de
scramasaxe, objets à caractère liturgique dans le
monde chrétien) ou constitue à sa surface un ou
plusieurs motifs indépendants (animaux, entrelacs)
qui sont purement géométriques ou de caractère
figuratif (évocation d’écailles de poissons, de
plumes d’oiseaux).
De nombreux travaux, parfois divergents, ont
été consacrés à l’origine et à la diffusion du style
cloisonné (Zasetskaja, 1979, 1982 et 1999 ; Ambroz,
1971 ; Schukin et Bajan, 1995 ; Arrhenius, 1985 ;
Kazanski et Périn, 1996 ; Adams, 2000). Il en
résulte que c’est à partir des régions comprises
entre Constantinople et l’Iran, c’est à dire le Proche
et le Moyen-Orient, que le style cloisonné est
apparu aux iiie-ive siècles, puis a progressivement
gagné l’Europe centrale et occidentale, notamment
véhiculé par les Barbares germaniques et alanosarmates, ainsi que par l’armée romaine
« barbarisée », comme en témoigne une série de
découvertes significatives : Pietroassa (Roumanie),
Simleul-Silvaniei (Roumanie, premier tiers du
ve siècle), puis Apahida (Roumanie), Blučina
(Moravie), Bakodpuszta (Hongrie), enfin Pouan
(Aube) et la tombe de Childéric à Tournai (dernier
tiers du ve siècle), celles-ci constituant les
exemples les plus remarquables de la diffusion
progressive du style cloisonné dans l’ouest de
l’Europe (Kazanski et al., 2000). Adapté par les
artisanats locaux, le style cloisonné, dont les plus
remarquables pièces ont pu être produites dans
des ateliers centraux, peut-être à Byzance ou à
ARCHÉOPAGES
Le commerce des grenats
à l’époque mérovingienne
110
[ill. 1] En haut, un exemple de fibule
cloisonnée de grenats (Louvresen-Parisis, Val-d’Oise ; nécropole
mérovingienne de l’église Saint-Rieul,
tombe 123). En bas, schéma
d’assemblage d’une fibule cloisonnée :
les lames de grenat reposent sur
un paillon en feuille d’or estampée,
lui-même placé sur un ciment.
Ravenne, devait alors connaître une large diffusion
dans les royaumes barbares d’Occident (Italie
ostrogothique puis lombarde, Espagne
wisigothique, Gaule mérovingienne, royaumes
anglo-saxons, Germanie, Scandinavie et Afrique
vandale), des objets de grande qualité voisinant
avec des productions moins raffinées.
L’origine géologique des grenats utilisés
par les orfèvres européens
À la fin du xixe siècle, le cloisonné a fait l’objet
d’investigations dans le but de déterminer la nature
– verre ou minéral – des incrustations rouges (de
Linas, 1864). Des examens simples, comme la
résistance à la rayure par une lame d’acier, ont
montré qu’il s’agissait presque toujours de grenats,
la présence de verre rouge étant exceptionnelle.
Le grenat est un minéral qui possède les
qualités requises pour être gemme : grande dureté
assurant sa pérennité (équivalente à celle du cristal
de roche), bonne transparence et indice de
réfraction élevé (n = 1.75) lui procurant un bel éclat
et une couleur attrayante, en l’occurrence diverses
nuances de rouge. En revanche, la composition
chimique des grenats, contrairement à celle de la
majorité des pierres précieuses, n’est pas unique.
Ils forment une famille de minéraux de
composition variable résultant d’un mélange de
pôles minéralogiques purs¹ en différentes
proportions. La série la plus courante est celle des
grenats qui associent les pôles purs dénommés
pyrope Mg3Al2(SiO4)3, almandin Fe3Al2(SiO4)3
et spessartite Mn3Al2(SiO4)3 (Deer et al., 1982 ;
O’Donoghue, 2006). Les grenats archéologiques
ont généralement une composition qui comporte
majoritairement les pôles pyrope et almandin que
nous dénommerons pyraldins. La composition
chimique des grenats dépend à la fois de celles des
roches environnantes et des conditions de pression
et de température qui ont prévalu lors de leur
formation. Cette composition varie d’une source à
l’autre ; elle constitue une signature que l’on peut
exploiter pour en déterminer la provenance.
Les grenats ornant des poignées et fourreaux
d’épée ou des bijoux et accessoires vestimentaires
mérovingiens ont été étudiés scientifiquement dès
les années 1960. Les premiers travaux ont porté sur
un nombre restreint de grenats avec des méthodes
de caractérisation limitées ; ils confirment
l’existence de groupes de composition chimique
distincts sans amener de conclusion sur leur
provenance. Ces résultats assez décevants ont
conduit Helmut Roth à considérer que l’approche
minéralogique était vaine et qu’il fallait lui préférer
une approche archéologique complétée par l’étude
des textes (Roth, 1980). Malgré cela, plusieurs
programmes d’étude ont été menés dans les années
1980. Le plus important a été celui de Birgit
Arrhenius qui constitue un chapitre de sa
monumentale étude sur le style cloisonné
mérovingien (Arrhenius, 1985). La caractérisation
par diffraction des rayons X (XRD) de 65 grenats
lui a permis de distinguer quatre classes en
fonction de leur paramètre de maille. Par
comparaison avec des grenats géologiques de
référence provenant de Bohême (République
tchèque), du Sri Lanka et d’Autriche, elle a proposé
que les grenats de sa classe 1 – des almandins les
plus nombreux parmi les objets étudiés –
provenaient d’un gisement situé à Zbyslav, en
Bohême. Les grenats de sa classe 2, identifiés sur
des objets de Hongrie, auraient été extraits
de gisements situés au sud-ouest de l’Autriche.
En revanche, les grenats de sa classe 3
correspondraient à des gisements d’Asie
mineure et ceux de sa classe 4 à des gisements
situés au Sri Lanka et en Inde.
En 1997, Staf Van Roy et Lisa Vanhaeke ont
mené l’étude gemmologique de grenats almandins
montés sur huit objets mérovingiens des Musées
royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles (Van Roy
et Vanhaeke, 1997). Sur la base de l’examen
au microscope des inclusions minéralogiques,
les auteurs ont distingué deux groupes de grenats.
S’appuyant sur les travaux de Eduard Josef Gübelin
sur des inclusions dans les gemmes (Gübelin et
Koivula, 1986), ils ont conclu que les almandins
. La formule chimique
générale des grenats
est A++3B+++2(SiO4)3
où A est un élément
divalent comme Mg,
Ca, Mn ou Fe et B
un élément trivalent
comme Al, Cr ou Fe.
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
111
JUILLET 2019
Le programme « grenats » mené
au C2RMF depuis 1999
Au vu du nombre d’études de laboratoire
menées sur l’origine des grenats mérovingiens,
on était en droit de s’interroger sur l’intérêt d’un
programme supplémentaire. Il nous a cependant
semblé que le progrès des méthodes employées,
mais également leur combinaison avec de
nouvelles techniques analytiques, devait permettre,
par une caractérisation plus fine, de confirmer et
de préciser les groupes observés à l’occasion des
travaux précités. Nous avons également estimé
que l’application de ces méthodes à un très grand
nombre d’échantillons donnerait plus de poids
à l’interprétation statistique des résultats obtenus.
Nous avons donc choisi, grâce aux possibilités
analytiques offertes par le C2RMF, de
combiner deux méthodes non destructives,
rapides et performantes, qui pouvaient s’appliquer
directement aux grenats montés sur les objets
archéologiques.
La première est l’analyse chimique par méthode
PIXE. Cette méthode, mise en œuvre avec un
accélérateur de particules, permet de déterminer
directement, sans préparation ni dommage, la
concentration des éléments chimiques composant
les grenats. Elle offre une bonne précision
(quelques % d’erreur) et une haute sensibilité
(détection d’impuretés en concentration aussi
faible que 0.0001%), ce qui permet de mesurer
les éléments traces hors de portée des méthodes
employées précédemment. Pour les grenats,
il s’agit des éléments chrome, titane et yttrium,
qui constituent autant de nouveaux critères
de provenance. La deuxième méthode est la
caractérisation des inclusions par microspectrométrie Raman et micro-PIXE. Le spectre
Raman permet d’identifier les inclusions, même
HORS SÉRIE
similarité avec des grenats de référence d’Inde
et du Sri Lanka, sans qu’on puisse pour autant
écarter les gisements de Scandinavie et des Alpes ;
le Groupe 2 était composé de pyropes chromifères
de composition chimique quasiment identique à
69 grenats de référence provenant de Bohême
(Třebenice, Mĕrunice). Ces grenats, de petite taille,
n’ont été observés que sur les objets les plus tardifs
(à partir de la seconde moitié du viie siècle).
Ces résultats ont été interprétés comme un
changement dans les sources d’approvisionnement
en grenats au cours du viie siècle, les grenats
acheminés jusqu’alors d’Asie étant remplacés par
des pyropes de Bohême.
La synthèse de tous ces travaux est difficile.
Si toutes les études s’accordent sur l’emploi
de plusieurs types de grenats à l’époque
mérovingienne, les résultats d’analyse ne sont
guère comparables, les méthodes employées avant
1999 ne donnant pas une composition quantitative,
mais plutôt des valeurs brutes spécifiques aux
instruments employés. Pour pouvoir confronter
ces résultats, il aurait été utile de définir, comme
l’avait proposé Mavis Bimson, un ensemble
de grenats-étalons pour inter-calibrer méthodes
et instruments (Bimson et al., 1982).
ARCHÉOPAGES
ornant les bijoux mérovingiens étudiés
présentaient une grande similitude avec les grenats
d’Inde et du Sri Lanka et ont écarté l’hypothèse
émise par Birgit Arrhenius, selon laquelle ces
almandins aient pu provenir d’Autriche. En 1998,
François Farges a publié (Farges, 1998) l’analyse
chimique de 118 grenats d’objets provenant de
tombes aristocratiques du début de l’époque
mérovingienne découvertes à Louvres-en-Parisis
(Val-d’Oise) (Hubert et Périn, 2018). Les
compositions ont été déterminées par la méthode
PIXE à l’aide de l’accélérateur de particules AGLAE
qui venait d’être installé au Centre de Recherches
et de Restauration des Musées de France (Farges,
1998). Étonnamment, il n’a identifié aucun
almandin, pourtant souvent présents dans ce type
d’objets, mais des grenats riches en pyropes. Il a
distingué trois types : le type I constitué de
pyralspites (40 % de pyropes, 60 % d’almandins)
qu’il a pensé venir du Sri Lanka ; le type II riche en
pyropes, mais sans chrome (60 % de pyropes, 30 %
d’almandins) de provenance indéterminée ; le
type III, constitué de pyropes, riche en chrome
(70 % de pyropes), qu’il a considéré comme
provenant de Bohême. Ce travail pionnier a mis
en lumière l’usage de pyropes chromifères à
une époque précoce, mais l’analyse récentes
de ces mêmes grenats a montré que l’analyse
de la composition des types I et II était erronée
(Calligaro, 2008). En 1999, Susanne Greiff a publié
l’étude d’une centaine de grenats archéologiques
provenant des collections du RömischGermanisches Zentralmuseum de Mayence,
complétée par des grenats géologiques de
référence provenant de 82 gisements d’Europe
et d’Asie (Greiff, 1999). Deux méthodes ont été
employées : l’analyse par fluorescence X (XRF)
et l’analyse quantitative au microscope
électronique à balayage (SEM-EDX). Sur la base
de leur composition en fer, calcium et manganèse,
Susanne Greiff a distingué quatre groupes de
grenats et comparé ces résultats avec ceux obtenus
à partir du plus vaste ensemble de grenats de
référence analysé à l’époque. Les grenats du
groupe H, les plus nombreux, présentaient une
grande similarité avec des grenats almandins
d’Inde, en particulier d’Orissa et du Madhya
Pradesh. Le groupe S1 pouvait correspondre aux
gisements du Tamil Nadu (Inde), du Simplon
(Suisse) ou de Holt (Norvège). Quant au groupe S2,
il pouvait provenir de Ratnapura (Sri Lanka)
ou du Tamil Nadu (Inde) alors que le groupe S3
ne correspondait à aucun des grenats de référence
considérés. Il est à noter qu’aucun des grenats
archéologiques étudiés ne s’est révélé riche
en pyropes. Susanne Greiff a ainsi été amenée
à écarter la très grande majorité des gisements
de Scandinavie et d’Europe centrale.
En 2000, Dieter Quast et Ulrich Schüssler ont
déterminé la composition de 203 grenats montés
sur 48 objets mérovingiens du Württembergisches
Landesmuseum de Stuttgart, à l’aide d’une
microsonde électronique (Quast et Schüssler,
2000). Ils ont distingué deux groupes : le Groupe 1
comprenait des pyraldins présentant une grande
7
Type I
Type II
6
Type III
Type IV
5
Type V
4
3
2
1
CaO % 0
0
MgO %
5
10
15
20
0
MgO %
5
10
15
20
1e5
112
10000
1000
100
10
Cr2O3
(µg/g)
1
1000
[ill. 2] Diagramme CaO en fonction
de MgO mettant en évidence les six
types de grenats identifiés dans
les objets mérovingiens (types I, II,
IIIa, IIIb, IV et V).
[ill. 3] Les mêmes six types de grenats
s’observent dans le diagramme
Cr2O3 en fonction de MgO.
La classification établie sur la base
des compositions en calcium
et magnésium (ill. 2) se retrouve
pour l’élément trace chrome.
10
[ill. 4] Diagramme Y2O3 en fonction
de MgO, confirmant la présence
de six types de grenats identifiés
pour les objets mérovingiens.
La même classification est observée
pour l’élément trace yttrium.
Y2O3
(µg/g)
0
MgO %
5
10
15
20
Les résultats obtenus : mise en évidence
de six groupes de grenats
Le diagramme de la teneur en CaO en fonction
de MgO [ill. 2] nous a permis de distinguer
nettement six groupes de grenats, nommés types I,
II, IIIa, IIIb, IV, V. Ce résultat est tout à fait
remarquable, surtout si l’on considère l’étendue de
Types I et II : almandins
Ces grenats sont majoritaires dans le cloisonné
mérovingien (respectivement 50 et 30 %). D’origine
métamorphique, ils se rencontrent généralement
dans des gneiss et schistes à biotites à quartz,
micas et sillimanite (Kievlenko, 2003). Ce sont
des minéraux très répandus et leurs sources sont
nombreuses, notamment en Europe dans les
massifs des Alpes, de Bohême, des Pyrénées et de
la Sierra Nevada où certaines sources telles que
celles d’El Hoyazo près d’Alméria en Espagne
présentent une composition similaire au type I
(Gilg, Hyršl, 2014). Toutefois, certains gisements
de grenats almandins d’Europe se démarquent des
types I et II par une composante almandine plus
forte que celle du type I, comme à Zillertal en
Bavière ou à Zbyslav en Bohême (Greiff, 1999).
Les compositions de grenats de référence
géologique publiées par Dieter Quast et Ulrich
Schüssler (Quast et Schüssler, 2000), dont le
diagramme ternaire almandin-pyrope-andradite,
suggèrent une similarité des types I et II avec deux
sources en Inde, dont l’une au Rajasthan [ill. 6].
Ces résultats confirment que les gisements de
l’Inde constituent une source plausible pour les
almandins, sans que pour autant on puisse écarter
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
113
JUILLET 2019
HORS SÉRIE
la zone géographique (une grande partie de
l’Europe) et l’amplitude de la période couverte
(du milieu du ve au début du viiie siècle). Les deux
groupes de grenats almandins de types I et II se
démarquent par une teneur légèrement différente
mais bien distincte en MgO et CaO. Deux groupes
de grenats pyraldins (types IIIa et IIIb) sont assez
dispersés et deux groupes de pyropes (types IV
et V) sont bien marqués. Ces six groupes se
retrouvent lorsque l’on considère d’autres éléments
comme l’yttrium [ill. 3] ou le chrome [ill. 4] dont
l’étude est inédite³. Ce dernier permet de
différencier nettement les deux types de pyropes,
le type V comportant du chrome (jusqu’à 2 %) alors
que le type IV n’en contient pas [ill. 5].
Nous avons comparé la composition chimique
des grenats archéologiques avec, d’une part, les
données des grenats géologiques de la littérature
et, d’autre part, avec des mesures que nous avons
effectuées sur un ensemble de grenats géologiques
de provenance connue. Ces derniers sont des
grenats de collections de musées de géologie
et d’histoire naturelle et des échantillons collectés
lors de nos missions de terrain. Il a été constaté
qu’en Inde et au Sri Lanka, les grenats bruts se
trouvent dans des dépôts alluvionnaires⁴,
notamment le long des berges des fleuves d’où on
les extrait soit artisanalement, à partir de simples
labours, soit à partir de galeries non étayées
partant d’excavations sommaires faites à la pelle
mécanique⁵. Les grenats bruts de qualité
« gemme », c’est-à-dire suffisamment transparents
et peu chargés en inclusions, sont expédiés à
Jaïpur pour être façonnés en perles et pendentifs
dont la valeur marchande est faible, leur
commercialisation ne se faisant pas en Inde, mais
en Asie du sud-est où se trouve traditionnellement
le marché des gemmes de couleur⁶.
ARCHÉOPAGES
. Des grenats présents
sur différents objets de
style cloisonné provenant
du Staffordshire Hoard,
de la Prähistorische
Staatsammulung de
Munich (notamment la
tombe de Wittislingen),
de la nécropole de
Rhenen, de Grezd’Oiceau ou encore des
collections du Musée
archéologique national
de Bucarest (les trésors
d’Apahida) ont été
analysés, avec le soutien
de différents programmes
de recherches européens
(Eu-Artech,
CHARISMA, IPERION).
3. Ces groupes ont été
obtenus en appliquant
les méthodes statistiques
des nuées dynamiques
et de l’analyse
discriminante aux
concentrations en
éléments les plus
significatifs.
4. Dénommés à tort
mines, dans la littérature
anglaise, alors qu’il s’agit
de placers fluviaux.
5. Au Sri Lanka, les
exploitations, contrôlées
par l’État, ont des puits
d’accès et des galeries
solidement étayés.
6. Dans le sud de l’Inde,
sur les rives du Tamil
Nadu, on exploite des
sables de grenats alors que
les cristaux suffisamment
grands et transparents
pour une utilisation
en gemme sont inconnus.
lorsqu’elles sont localisées au sein du cristal de
grenat. Quant à l’analyse micro-PIXE, elle permet
d’en déterminer la composition chimique,
lorsqu’elles affleurent à la surface du grenat (moins
de 15 µm de profondeur). Le catalogue d’inclusions
peut alors être croisé avec le tableau des
compositions chimiques des cristaux de grenat.
La méthodologie employée repose sur une
stratégie de réduction de la problématique,
en partant des objets archéologiques, plutôt qu’en
engageant une comparaison avec des grenats
géologiques. En effet, les grenats étant très
répandus, la comparaison avec leurs innombrables
sources prendrait trop de temps. Dans une
première étape, nous avons choisi de mesurer,
avec la meilleure précision possible, un maximum
de paramètres (composition des grenats en pôles
purs, en éléments traces, catalogue des inclusions,
couleur, dimensions, etc.) pour un grand nombre
de grenats archéologiques (plus de 5 000
actuellement). Cette étape a permis de les classer
en groupes bien distincts, et la répartition de
ces groupes, tant sur un même objet que d’un objet
à l’autre, s’est révélée d’emblée particulièrement
éclairante. De même, l’évolution de ces groupes
au cours de la période mérovingienne a pu être
établie en se fondant sur la datation typochronologique des objets archéologiques. Pour ce
qui concerne la provenance, la signature chimique
de chaque groupe a été utilisée comme critère
pour sélectionner, parmi les sources géologiques,
celles présentant un profil comparable. C’est avec
ce nombre restreint de sources de grenats qu’une
comparaison chimique fine a pu être menée,
afin de proposer celles qui étaient à l’origine
possible des grenats mérovingiens. Comme nous
n’avons pas toujours eu accès aux sources
géologiques les plus signifiantes, et pour garantir
la représentativité des grenats des collections
minéralogiques dont la provenance n’est pas
toujours bien documentée, nous avons complété
la base de grenats de référence par des échantillons
que nous avons collectés au cours de missions
de terrain en Inde (2011, 2012, 2013), au Portugal
(2016) et au Sri Lanka (2017).
Ce programme a, dans un premier temps,
porté sur les grenats ornant les bijoux et
accessoires vestimentaires des tombes
aristocratiques mérovingiennes de la basilique de
Saint-Denis (Calligaro et al., 2002). Au vu des
résultats obtenus, il a rapidement été élargi à de
nombreux objets mérovingiens de collections de
musées ou de fouilles récentes en France (Calligaro
et al., 2007). Depuis, les grenats de plusieurs
collections européennes (Allemagne, Pays-Bas,
Angleterre, Roumanie) ont été analysés au C2RMF
en suivant le même protocole expérimental².
Type I
Type II
Type IIIa
48%
32%
6%
Origine
Asie
Inde
Asie
Inde
Asie
Sri Lanka
Oxydes %
moyenne
écart
type
moyenne
écart
type
Type IIIb
moyenne
écart
type
Type IV
Type V
2%
5%
7%
Asie
Sri Lanka
Europe
Portugal
Europe
Bohême
moyenne
écart
type
moyenne
écart
type
moyenne
écart
type
36.0
1.2
37.3
0.8
40.3
1.1
38.2
1.1
41.2
0.8
41.5
0.7
TiO2
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.4
0.04
0.45
0.16
Al2O3
20.8
1.2
21.5
0.7
22.4
0.6
21.3
0.6
23.1
0.4
21.6
0.6
Cr2O3
0.0
0.0
0.06
0.04
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
2.2
0.7
FeO
37.5
2.2
32.1
1.5
19.7
2.6
25.7
2.6
12.7
1.6
8.9
0.5
MnO
0.4
0.5
1.2
0.9
0.3
0.4
0.5
0.4
0.4
0.03
0.3
0.03
MgO
4.4
0.7
6.2
0.9
12.7
2.3
12.3
2.3
16.3
0.9
19.8
0.5
CaO
0.7
0.3
1.4
0.6
3.0
1.5
1.3
1.5
5.4
0.2
4.3
0.28
114
SiO2
Pyrope
0%
Pyrope
100 %
0%
a. gisement indien non localisé
100 %
b. Rajasthan
c. Sri Lanka
d. Orissa
75 %
25 %
e. Bohême (Rép. tchèque)
50 %
50 %
25 %
75 %
100 %
0%
25 %
Almandin
[ill. 5] Composition des six types
de grenats archéologiques
mérovingiens.
50 %
75 %
0%
100 %
Gross + Spessartite
0%
Almandin
[ill. 6] Comparaison des diagrammes
triangulaires de composition en pôles
almandins, pyropes, spessartines
et grossulaires pour les grenats
mérovingiens (à gauche, identifiés
par leur couleur) et pour des grenats
géologiques de la littérature (Quast
et Schüssler, 2000). On note que
le type V (en noir) correspond aux
gisements de Bohême (e), les deux
types I et II (bleu et rouge) sont
similaires à deux gisements d’Inde
(a et b), le nuage dispersé du type III
(en vert) à des gisements du Sri
Lanka (c et d).
25 %
50 %
75 %
100 %
Gross + Spessartite
Type IV : grenats pyropes sans chrome
L’origine de ce type de grenat qui apparaît dans
le cloisonné tardif est longtemps restée
énigmatique. Jamais mentionné dans les études
précédentes, il a été identifié pour la première fois
dans les objets des tombes de la basilique de SaintDenis de la fin du vie siècle (Calligaro et al., 2007),
ainsi que dans les lettres de la couronne de
Receswinthe († 672) du trésor wisigothique de
Guarrazar en Espagne (Guerra, Calligaro, 2007).
Le fait que les grenats de type IV soient associés
à des grenats de type V, assurément d’origine
européenne (par exemple, dans la fibule
quadrilobée de la tombe 8 de Saint-Denis), suggère
qu’ils proviennent d’un gisement d’Europe plutôt
que d’Asie (Calligaro et al., 2007). Hans-Albert
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
115
JUILLET 2019
Types IIIa et IIIb : grenats pyraldins
Ces grenats de composition intermédiaire entre
pyrope et almandins forment un nuage assez diffus
entre les groupes beaucoup plus resserrés des
types I et II d’une part et des types IV et V d’autre
part. Les analyses nous ont conduit à distinguer
deux sous-groupes, les types IIIa et IIIb, sur la base
des concentrations en CaO : 4 % pour le type IIIa et
1,3 % pour le type IIIb. Le type IIIa correspond au
faciès charnockite des gisements du Sri Lanka
(Farges, 1998), en particulier à Elahera, au centre
de l’île. Les compositions de grenats géologiques
du Sri Lanka publiées par Susanne Greiff (Greiff,
1999) et Ulrich Schüssler (Schüssler et al., 2001)
sont en bon accord avec cette hypothèse. D’autre
part, les mesures que nous avons effectuées sur de
grenats rapportés de missions et sur des perles
archéologiques en grenat du Sri Lanka confirment
ces résultats (Calligaro, 2011)⁸. Le type IIIb
correspond à d’autres gisements plus au sud de l’île,
dans la zone gemmifère de Ratnapura. Il est
important de mentionner que les grenats de ces
deux sous-groupes ont été identifiés dans des
objets de l’Antiquité (colliers, pendants et intailles).
HORS SÉRIE
effectivement que les grenats extraits des placers
de Rajmahal dans le district de Tonk ont une
composition identique au type I. En revanche, le
type II, quasiment toujours associé au type I dans
les objets mérovingiens, ne correspond à aucun
des grenats de référence analysés. Enfin, on ne peut
pas totalement écarter l’hypothèse d’une origine
africaine des grenats, bien qu’aucune étude n’ait
considéré cette possibilité. En effet, à l’époque où
les grenats de type I se sont formés (1,5 Ma), les
plaques indienne et africaine ne s’étaient pas
encore séparées. L’Afrique de l’est possède par
conséquent un contexte géologique similaire à
celui de l’Inde et on trouve effectivement des
gisements de grenats au Kenya et en Tanzanie.
Cette piste africaine reste à explorer, d’autant plus
que Pline l’Ancien cite différentes qualités
d’« escarboucles » (terme désignant les pierres
rouges englobant à coup sûr les grenats) et précise
qu’elles provenaient d’Éthiopie, de Carthage et
étaient commercées par les Garamantes, peuples
nomades du nord de l’Afrique (Saint-Denis, 1972,
livre 37).
ARCHÉOPAGES
. Uraninite sur la base
des analyses µ-PIXE
et µ-Raman.
. Grâce à l’amabilité de
Osmund Bopearachchi
(Paris, ENS), directeur
des fouilles, et à
Christian Landes (alors
directeur du Musée
archéologique de Lattes),
qui participa aux fouilles,
nous avons pu analyser
en 2011 une série
de perles de grenats
datés par les analyses
14
C de leur contexte
des ier-ive siècles
et provenant d’un
habitat avoisinant
le site métallurgique
de Ridiyagama.
des sources en Europe. Des critères
supplémentaires sont donc nécessaires pour
pouvoir trancher. Un indice déterminant est la
présence fréquente d’inclusions radioactives
microscopiques⁷ uniquement observées dans les
grenats de type I. L’analyse par micro-sonde
nucléaire et au synchrotron a permis de
déterminer que ces inclusions contiennent de
l’uranium (U) et du plomb (Pb), ce dernier
résultant de la décroissance radioactive du
précédent. Mesuré à plusieurs reprises dans ces
inclusions des grenats archéologiques, ce ratio de
14 % indique qu’ils se sont formés il y a 1500 Ma
(Protérozoïque moyen), ce qui en fait des minéraux
particulièrement anciens. Cette information est
cruciale car elle permet d’écarter toutes les
formations géologiques d’Europe centrale et
occidentale qui datent d’une époque postérieure.
Comme le montre la carte de répartition des
roches du Protérozoïque affleurant à la surface
du globe [ill. 7], la datation des grenats de type I
(Protérozoïque moyen, en orange sur la carte)
ne laisse que deux possibilités pour leur origine.
La première correspond au bouclier baltique
qui affleure au sud de la Norvège, en Suède et en
Finlande, daté du Protérozoïque moyen et ancien.
Mais nos analyses et celles de la littérature
montrent que les grenats de cette région ont
une composition chimique très différente de celle
des grenats de type I (notamment une
concentration en calcium et en manganèse
nettement supérieure). Cette incompatibilité a été
confirmée par une étude de grenats archéologiques
bruts ou partiellement taillés mis au jour dans des
sites du ive au viiie siècle en Norvège, Suède et
Danemark (Mannerstrand, Lundqvist, 2003). À
l’exception d’un seul, les 26 grenats archéologiques
ont une composition très différente des types I et II,
notamment une concentration en CaO de l’ordre
de 4 %, à comparer aux moins de 1 % du type I. Cela
montre que les grenats employés en Scandinavie
durant le haut Moyen Âge se démarquent
nettement des grenats des objets mérovingiens.
Une origine scandinave des almandins de type I
est par conséquent improbable. L’autre possibilité
se situe dans le sous-continent indien, où le très
ancien bouclier de l’Inde présente deux zones d’un
âge comparable à celui des grenats du type I. La
première est celle du massif des Ghâts orientaux,
bordant la côte orientale de l’Inde, entre l’Orissa au
nord et le Tamil Nadu au sud, en passant par
l’Andhra Pradesh. Cette formation très ancienne
(jusqu’à 3000 Ma) a subi au cours du Protérozoïque
moyen un métamorphisme intense qui peut
expliquer la présence d’aiguilles de sillimanite dans
les grenats des types I et II (Naqvi, Rogers, 1987).
Des gisements historiques de grenats de qualité
gemme sont d’ailleurs répertoriés à Kondapalli
en Andhra Pradesh. L’autre zone d’intérêt en Inde
est le massif de l’Aravalli, formation aussi ancienne
que la précédente, située dans le nord-ouest
du pays, historiquement réputée pour fournir
des grenats gemmes de qualité, notamment dans
la région du Rajasthan. L’analyse du matériel que
nous avons rapporté des missions en Inde montre
Archéen
Protérozoïque
inférieur
116
Protérozoïque
moyen et supérieur
Ceintures du
Protérozoïque
supérieur
100 %
Sri Lanka
90 %
80 %
Portugal
70 %
Inde – ?
60 %
50 %
Bohême
40 %
30 %
Inde – Rajasthan
20 %
10 %
type V
type IV
type III
type II
type I
0%
450
490
510
530
[ill. 7] Carte de répartition des
affleurements de roches
précambriennes à la surface du globe.
Les zones en orange correspondent
au protérozoïque moyen, date de
formation des grenats. L’absence
d’affleurements protérozoïques en
Europe occidentale permet d’exclure
cette provenance pour les grenats du
type I, leur composition chimique
étant d’autre part très différente de
celle des grenats du Bouclier baltique.
Pour des raisons géochimiques mais
aussi géochronologiques, c'est donc
l’origine indienne des grenats du
type I qui s’impose.
560
600
625
[ill. 8] Évolution des types de grenats
employés au cours de la période
mérovingienne. Les grenats pyraldins
d’Inde et du Sri Lanka disparaissent
vers 600 et sont remplacés par des
pyropes d’Europe.
Évolution des sources de grenats au cours
de la période mérovingienne
Le grand nombre de grenats étudiés, combiné
à la datation des objets supports (Legoux et al.,
2016), a permis d’étudier l’évolution chronologique
des types de grenats utilisés par les orfèvres au
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
117
JUILLET 2019
Perspectives historico-économiques
Cette approche de l’origine des grenats
employés par les orfèvres européens du premier
Moyen Âge ouvre des perspectives historicoéconomiques passionnantes qui ne peuvent être
exposées ici que succinctement. Il semble clair
tout d’abord, en l’état actuel des grenats
archéologiques analysés, que les orfèvres
européens de cette période n’ont bénéficié que de
six sources d’approvisionnement en grenats : deux
en Inde (une au Rajasthan), deux au Sri Lanka et
deux en Europe, l’une en Bohême et l’autre au
Portugal [ill. 10]. Il est tout à fait remarquable que
ce schéma se répète dans tous les pays d’Europe
où des grenats ont pu être analysés.
D’autre part, il est bien établi archéologiquement
que les grenats d’Extrême-Orient ont cessé
d’arriver en Occident à partir de la fin du vie siècle,
entraînant la disparition du cloisonné faute de
grenats adaptés, certains ayant été parfois dessertis
et réutilisés, par manque de matière première. Le
recours à des grenats européens ne s’est pas alors
avéré concluant du fait de la relativement petite
taille des gemmes qui ne permettait pas de réaliser
un cloisonné couvrant. Cette apparente rupture
de l’approvisionnement en grenats orientaux
de l’Occident dès la fin du vie siècle confirme donc
les travaux pionniers de Dieter Quast et Ulrich
Schüssler (Quast et Schüssler, 2000) et de Uta
von Freeden (Freeden et al., 2000). Celle-ci avait
proposé d’y voir une conséquence économique
de la perte du contrôle de la mer Rouge par les
Byzantins au profit des Perses sassanides. En effet,
c’est en 570, sous le règne du roi perse Khusro Ier
HORS SÉRIE
Type V : grenats pyropes riches en chrome
Le type V se démarque nettement des types
précédents par la présence de chrome (jusqu’à 5 %).
Ces pyropes d’origine ignée se rencontrent dans
des roches ultramafiques de type péridotites,
kimberlites ou éclogites, et dans des sédiments
issus de ces roches. Les kimberlites transportent
depuis le manteau supérieur non seulement les
grenats pyropes, mais aussi les diamants ; c’est
pourquoi ces pyropes sont activement prospectés
comme traceurs de diamants et leurs gisements
bien répertoriés. La source la plus évidente
des pyropes chromifères est le massif de Bohême
(République tchèque) où ils sont extraits
d’alluvions. Les compositions que nous avons
relevées sur des pyropes de Bohême (Vestrev et
Podsedice) sont en excellent accord avec celles
obtenues par Dieter Quast et Ulrich Schüssler
sur des pyropes de la même région (Třebenice et
Mĕrunice) et coïncident remarquablement avec les
grenats archéologiques de type V. Il fait donc peu
de doute que ces grenats proviennent de Bohême.
Il est important de souligner que si ce gisement
réputé a connu un grand essor au xixe siècle, la
première mention de son exploitation date du
xvie siècle et aucune évidence archéologique de
son exploitation avant cette époque n’avait été
attestée jusqu’à présent. Si la plupart des travaux
ont montré que le type V apparaît tardivement (à
partir de 600), sa présence sur un certain nombre
d’objets précoces a été récemment notée pour
le ve siècle en Roumanie (Bugoi et al., 2016), ainsi
que pour des garnitures cloisonnées du trésor
de Childéric au Cabinet des médailles de la
Bibliothèque nationale de France (Medino, 2016).
On note d’intéressantes corrélations entre les
six types de grenats au sein des objets. Les types I
et II sont très souvent associés dans le même
objet et il en est de même des types IV et V. Par
contre, le mélange d’almandins des types I et II
et de pyropes des types IV et V est exceptionnel.
Les proportions type I/type II et type IV/type V
sont toutefois variables d’un objet à l’autre.
Les types IIIa et IIIb, moins communs, sont
souvent associés aux almandins.
cours du haut Moyen Âge. Les grenats des types I,
II et III provenant d’Inde et du Sri Lanka sont
largement majoritaires jusqu’à la fin du vie siècle
[ill. 8]. À partir de cette période, ils cèdent la place à
des grenats du type IV (Portugal) et du type V
(Bohême). À titre d’exemple, la fibule quadrilobée
de la tombe 8 et la garniture de ceinture en argent
doré de la tombe 11 de Saint-Denis (premier tiers
du viie siècle) portent à la fois des grenats des
types IV et V. Il s’agit parfois exclusivement de
grenats de type IV, comme sur la célébre applique
de Limons (fin vie-première moitié du viie siècle).
La présence des six types de grenats et la
chronologie de leur apparition se répète sur les
collections étudiées de la France à la Roumanie, de
l’Allemagne à l’Angleterre [ill. 9]. Face à ces résultats
prometteurs, il convient cependant de rester
prudent, l’analyse de nouveaux objets pouvant
remettre en cause ce schéma.
Si certaines exceptions à ce modèle (présence
d’almandins à une époque tardive) trouvent une
explication dans le réemploi des gemmes, parfois
évident, certaines observations restent à éclaircir.
Par exemple, la présence des grenats de type V,
typiques des objets tardifs, a aussi été constatée
dans des objets précoces (fin du ve siècle), comme
ceux de Louvres-en-Parisis (Farges, 1998), de la
tombe d’Apahida III en Roumanie (Bugoi et al.,
2016) ou, plus récemment, en ce qui concerne
le « trésor » de Childéric († 481) (Medino, 2016).
ARCHÉOPAGES
Gilg a proposé plusieurs sources non asiatiques
pour ce type rare de grenat (Gilg et al., 2010) :
Nigéria, Écosse (Elie Ness), mine de Monte Suimo
au Portugal, dont l’exploitation est citée par Pline
(Gilg, Hyršl, 2014). Une mission sur ce site
archéologique a permis de collecter des grenats
bruts dont la composition s’est avérée en excellent
accord avec le type IV. L’hypothèse d’une origine
asiatique n’est pas à écarter définitivement, car
l’étude a montré que certains grenats de référence
de l’est de l’Inde (Rajamundri, Andra Pradesh) ont
une composition similaire.
Type
Pays
Localisation
I
Inde
Rajmahal,
district de Tonk
***
IVe-VIe
II
Inde
?
*
IVe-VIe
IIIa
Sri Lanka (Ceylan)
Elahera
***
IVe-VIe
IIIb
Sri Lanka
Ratnapura
**
IVe-VIe
IV
Portugal
Monte
Suimo
(Lisbonne)
**
VIe-VIIe
V
Bohême
(Rep. Tchèque)
Region de Vestrev
****
VIe-VIIe
III
Sous-type
Confiance
Période
Remarques
emploi gréco-romain
exploitation dès
l’époque romaine
118
Bohême
Type V
Portugal
Type IV
Alexandrie
Egypte
Bérenice
Inde
Type I
Rajastan
Type II ?
Sri Lanka
Type IIIa
Type IIIb
[ill. 9] Récapitulatif des six types
de grenats mérovingiens avec leur
provenance et leur période
d’exploitation, ainsi que le degré
de confiance quant à leur origine.
[ill. 10] Évolution de l’approvisionnement
en grenats de la Gaule
mérovingienne.
. Chennai University.
. Central University
Pondicherry.
De nombreuses questions méritent donc
une réflexion historico-économique approfondie,
l’une des principales étant de savoir si la rupture
d’approvisionnement de l’Europe occidentale en
grenats et perles de verre d’Asie du sud-est
constitue le reflet d’un phénomène économique
beaucoup plus général que seul ce matériel
archéologique permet de mesurer pour l’instant.
Il importerait donc de tenter de vérifier si d’autres
types de gemmes originaires du Sud-Est asiatique
sont toujours parvenus en Occident après les
ÉCHELLES DES ÉCHANGES
119
JUILLET 2019
HORS SÉRIE
économique des grenats que l’Inde a exportés alors
qu’elle ne les utilisait pas ou peu. Il est probable, si
on extrapole à partir d’exemples contemporains,
que ces gemmes, prisées par l’Occident deux
siècles durant, avaient un coût d’extraction faible
et une plus-value suffisante pour en faire un objet
de commerce. Mais il convient également de tenir
compte de la situation excentrée des gisements de
grenats, notamment ceux du Rajasthan, situés à
l’opposé des emporia maritimes du sud de l’Inde,
ainsi que ceux de la côte de Coromandel, dans le
golfe du Bengale, où le marchand grec Cosma
Indicopleustès indique au milieu du vie siècle
qu’on pouvait se procurer des grenats. Un long
transport caravanier à travers le continent indien
s’imposait donc.
Reste encore posée, de même que pour ces
transports à l’intérieur de l’Inde, la nature même
des grenats exportés, bruts ou semi-ouvrés.
Comme nous avons pu le constater sur place
au Rajasthan, les cristaux bruts de grenats sont
lourds et la masse de déchets très importante.
Dans la mesure où l’Inde n’a pas produit de lames
de grenats, on peut envisager que seuls étaient
exportés des cristaux utilisables pour le cloisonné,
préalablement sélectionnés et débarrassés de
leur gangue inutile, et non les cristaux bruts,
trop lourds.
On peut encore s’interroger sur la question
des réseaux d’importation des grenats d’Inde et du
Sri Lanka et de leur distribution dans l’Europe
mérovingienne. La remarquable homogénéité des
grenats utilisés dans toute l’Europe plaide, de notre
point de vue, en faveur de l’existence de grands
comptoirs de distribution en Méditerranée.
L’hypothèse d’un tel comptoir à Carthage, fondée
sur la découverte d’un lot de grenats taillés, a pu
être écartée, car nous avons démontré qu’il
résultait du démontage grossier et récent d’objets
cloisonnés, sans doute dérobés (Calligaro, Périn,
Sudres, 2009). En revanche, la découverte récente
au théâtre romain du Diana à Alexandrie (Égypte)
de vestiges archéologiques d’ateliers de mise en
forme de gemmes et notamment de grenats a
permis l’examen de nombreux exemplaires à
différentes étapes de leur taille en plaquettes,
forme requise pour réaliser le cloisonné. L’analyse
à Alexandrie de ces grenats par fluorescence X,
avec un équipement portable du C2RMF et
l’observation au microscope d’inclusions
radioactives permettent de les attribuer aux
grenats indiens des type I et II (Rifa, Calligaro,
à paraître).
ARCHÉOPAGES
(531-579), que le Yémen était devenu un État vassal
des Sassanides, après l’expulsion des Éthiopiens,
alliés de Byzance.
Ce n’est pourtant pas l’opinion de certains
historiens indiens, comme le professeur
Sethuraman Suresh⁹, dont la thèse a porté sur le
matériel archéologique romain trouvé en
abondance en Inde (Suresh, 2004 et 2007), ou
d’archéologues, comme le professeur Rajan Karai
Gowder¹⁰. Pour eux, le grand commerce maritime
avec l’Occident qui existait depuis le iie siècle
avant notre ère à partir des emporia côtiers indoromains du sud de l’Inde, via l’Océan indien
et la mer Rouge et les emporia de la côte
égyptienne, pour le transfert des marchandises
à la Méditerranée par caravane a régressé du
fait de l’instabilité politique des royaumes du sud
de l’Inde et de leur perte de pouvoir, qui ont
occasionné leur incapacité progressive à affréter
des convois maritimes (Christides, 2014).
L’acheminement des grenats indiens, et peut-être
des perles de verre de type indopacifique, vers
l’Occident serait ainsi le dernier marqueur
archéologique de ce grand commerce maritime
indien. Serait-ce à dire que cesse également au
viie siècle l’approvisionnement indien de
l’Occident par voie maritime en épices, parfums,
tissus précieux, gemmes, etc. ? La question est
posée, avec des pistes très intéressantes, les
sources écrites indiennes, perses et arabes étant
beaucoup plus riches en la matière que les sources
occidentales (Banaji, 2012). Selon les archéologues
indiens rencontrés, les grenats ont été peu utilisés
en Inde durant les premiers siècles de notre ère, et
uniquement comme perles et pendentifs de petite
taille, alors que les lamelles de grenats, comme
celles utilisées pour le cloisonné en Occident, sont,
semble-t-il, inconnues en Inde. Les ve-vie siècles,
où le maximum de grenats indiens parvient en
Europe, correspondent d’ailleurs à une période
où ils sont pratiquement absents des découvertes
archéologiques indiennes.
Alors que le monde gréco-romain n’a pas
manifesté un goût particulier pour les grenats,
ceux-ci, à partir du monde sassanide des
iiie-ive siècles, via notamment ses vassaux
alano-sarmates, s'imposent progressivement
pour le décor cloisonné des armes et des objets
de parure, de l’Empire des Huns à la Gaule,
où la tombe de Childéric est une des plus
anciennes manifestations du style cloisonné
en Occident (Kazanski, Périn, Vallet, 2000).
Dès la fin du vie siècle, cependant, les grenats
deviennent, pour longtemps, des gemmes
secondaires, pour les raisons évoquées ci-dessus.
À l’issue de ces remarques, on ne peut manquer
de poser la question de la valeur marchande des
grenats que l’Inde a exportés durant au moins deux
siècles vers le monde occidental. En effet, qu’il
s’agisse des objets découverts dans les tombes des
élites ou de ceux provenant d’inhumations plus
modestes, ce sont bien les mêmes grenats qui ont
été utilisés en Europe de l’ouest, où ils semblent
avoir été très largement accessibles. On ne peut
donc manquer de s’interroger sur l’intérêt
120
années 600, comme les améthystes. De même,
si le grand commerce maritime jusqu’à la mer
Rouge a pu connaître un déclin, d’autres routes,
notamment terrestres (outre les fameuses
« Routes de la soie ») ont pu être utilisées.
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im 6.-7. Jahrhundert, Budapest-Naples-Rome, Publicationes
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