La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Paolo Caputo et Laëtitia Cavassa*
Le premier pigment de synthèse
Le bleu égyptien, qui porte ausi les noms de
« bleu d’Alexandrie», « bleu Vestorien », « bleu de
Pouzzoles », « bleu Pompéien », caeruleum ou encore
hsbd iryt en égyptien hiéroglyphique, terme qui
signifie littéralement « lapis-lazuli fabriqué », trouve
son origine en Égypte.
Cette couleur est le premier pigment de synthèse
créé par les Égyptiens durant la IVe dynastie (26132494 avant J.-C.)1 pour pallier la carence en minéraux naturels tels que le lapis-lazuli, pierre semiprécieuse, que sa rareté réservait à la bijouterie. Le
pigment bleu sert aussi bien pour la fabrication
d’objets, que pour la peinture, la mosaïque et l’écriture. Aujourd’hui, l’appellation « bleu égyptien » est
le nom générique d’un silicate double de cuivre et
de calcium dont la composition chimique est
CaCuSi4O10.
Le caeruleum à l’époque romaine
Le bleu artificiel connut un grand succès en
Égypte et plus tard dans le monde hellénistique et
romain. À l’état de produit brut, il se présente sous
la forme de petites boules de quelques centimètres
de diamètre et c’est ainsi qu’on le trouve généralement dans les gisements archéologiques. Ce pigment fut rebaptisé par les auteurs latins, caeruleum Vestorianum, du nom de Vestorius, citoyen
romain de Pouzzoles, « affairiste »2 et ami de
Cicéron que les auteurs tels que Vitruve et Pline
l’Ancien présentent comme la personne ayant
importé la recette du bleu égyptien d’Alexandrie à
Pouzzoles.
Nous disposons de deux sources principales sur ce
pigment. La première est le texte de Vitruve, écrit
vers 27 avant notre ère. « La fabrication du bleu
céruléen a été mise au point à Alexandrie, et plus tard
Vestorius en a fondé une fabrique à Pouzzoles. C’est
un produit tout à fait étonnant par les ingrédients à
partir desquels il a été mis au point. On broie en effet
du sable avec de la fleur de nitre, assez finement pour
obtenir une sorte de farine ; et, lorsqu’on y mélange
du cuivre à l’état de limaille à l’aide de grosses limes,
on arrose le tout, pour qu’il s’agglomère ; puis en le
roulant dans ses mains, on en fait des boulettes que
l’on rassemble pour les faire sécher ; une fois sèches,
on les met dans un pot de terre cuite, et les pots sont
portés dans des fours : ainsi, quand le cuivre et le
sable entrant en effervescence sous la violence du feu
se sont fondus ensemble, en se donnant l’un à l’autre
et en recevant l’un de l’autre leurs sueurs ils abandonnent leurs caractères individuels, et, leur être propre anéanti par la violence du feu, ils sont réduits à
l’état de couleur bleu »3.
Vitruve fournit donc trois informations majeures. La première est le nom de Vestorius, identifié
comme étant le fabricant du caeruleum. J.-P. Morel
a souligné l’importance de cette mention en ces termes : « ce qui, en fait, est extraordinaire, voire peut-
* P. Caputo : Funzionario responsabile dell'Ufficio per i Beni
Archeologici di Cuma, Soprintendenza speciale per i Beni
Archeologici di Napoli e Pompei.
L. Cavassa : Ingénieur CNRS, Centre Jean Bérard (USR
3133, CNRS-École française de Rome).
1 Forbes 1965, p. 224 ; Lee 2000, p. 109.
2 Andreau 1983, p. 18.
3 Vitruve, De l'architecture, VII, 11,1, traduction de Bernard
Liou et Michel Zuinghedau (1995).
Paolo Caputo et Laetitia Cavassa
être unique, c’est que Vitruve et Pline citent le nom
d’un producteur de biens artisanaux »4. Il s’agit à
notre connaissance de la seule identification directe
d’un artisan qu’on pourrait qualifier d’industriel en
ce sens qu’il ne participait pas lui-même à la chaîne
de production.
La deuxième information est la recette du pigment : « sable, fleur de nitre et cuivre ». Toutefois,
cette recette reste incomplète. Il manque quelques
informations nécessaires pour obtenir un bleu égyptien de bonne qualité : les quantités de chaque
ingrédient, le temps de cuisson nécessaire et la
température indispensable à la transformation du
mélange en couleur bleue. Peut-on y voir un oubli
volontaire de la part de l’artisan ? Ne pas dévoiler la
recette dans sa totalité pour garder le contrôle intégral sur la fabrication ? 5
Enfin, Vitruve témoigne qu’au Ier siècle avant
notre ère, Pouzzoles abritait un ou plusieurs ateliers
de bleu égyptien. Ceci est d’autant plus significatif
que Pouzzoles, durant la période concernée, est le
principal port de Rome et accueille les marchandises en provenance d’Orient.
Son texte pose toutefois un problème à propos
de la mise au point du procédé à Alexandrie.
S’agissant d’un produit inventé durant la IVe dynastie, il est impossible que la technique soit originaire d’Alexandrie, fondée en 323 avant notre ère par
Alexandre le Grand. Mais c’est certainement à
Alexandrie que les Romains ont eu connaissance de
la technique dont ils ont tout naturellement crédité
l’invention à la ville. De même que les marchandises
voyagaient d’Alexandrie vers l’Italie, via Puteoli, les
technologies nouvelles venant d’Orient transitaient
également vers l’Occident.
La deuxième source est Pline l’Ancien. « L’azur
est un sable. Il y en avait jadis trois espèces : l’égyptien, le plus apprécié ; le scythique, qui se délaye
facilement et qui, une fois broyé, prend quatre couleurs, une claire et une foncée, une plus épaisse et
une plus fine ; à l’azur scythique on préfère encore
maintenant celui de Chypre. À ces variétés s’est
ajouté l’azur de Pouzzoles et celui d’Espagne, quand
on eut commencé à traiter le sable en ces endroits.
Toute espèce d’azur passe à la teinture : on le fait
bouillir avec une herbe qui lui convient et il en boit
le suc. Pour le reste, la préparation est identique à
celle de la chrysocolle. Avec de l’azur, on produit ce
qu’on appelle le lomentum, (le « bleu à laver ») ; on
l’obtient en lavant l’azur et en le broyant. Le « bleu
à laver » est plus clair que l’azur ; son prix est de 10
deniers la livre, celui de l’azur de 8 deniers. On l’emploi sur la craie, car il ne supporte pas la chaux. Le
170
lomentum vestorien est une variété récente, qui tire
son nom de celui de son inventeur ; on le produit
avec la partie la plus fine de l’azur égyptien ; son
prix est de 11 deniers la livre. On fait le même usage
de l’azur de Pouzzoles, et il s’emploie de plus pour
les fenêtres ; on l’appelle cylon. On a commencé
naguère à importer également de l’azur indien, dont
le prix est de 7 deniers. En peinture, il s’emploie
pour les contours, c’est-à-dire pour séparer les
ombres de la lumière. Il existe encore une espèce de
lomentum pilé ; on l’évalue à cinq as la livre. La
pureté de l’azur se reconnaît à l’essai, s’il s’enflamme sur un charbon ardent ; on le falsifie en faisant
bouillir dans de l’eau des violettes séchées et en en
pressant le jus à travers un linge sur de la terre
d’Érétrie. En médecine, l’azur a la propriété de nettoyer les plaies, ce qui fait qu’on l’incorpore aux
emplâtres ainsi qu’aux cautères. Mais il se broie très
difficilement. Dans ses usages médicinaux, il est
légèrement mordant et astringent, et il cicatrise les
plaies. On le brûle dans des récipients de terre pour
le rendre efficace.
Nous n’ignorons pas que les prix que nous avons
indiqués à l’occasion varient selon les endroits et
changent presque tous les ans, suivant les coûts de
la navigation, ou d’après les achats des particuliers,
ou encore si un acquéreur en position dominante
accapare la récolte de l’année : nous n’oublions pas
le cas de Démétrius, accusé devant les consuls, sous
le principat de Néron, par toute la corporation des
parfumeurs de Capoue. Mais il nous a fallu indiquer
les prix habituellement pratiqués à Rome, afin de
donner une idée de la valeur normale des choses »6.
Pline l’Ancien mentionne le lomentum vestorianum, produit de qualité selon ses dires, car « on le
produit avec la partie la plus fine de l’azur égyptien »7. Nous constatons donc qu’au Ier siècle de
notre ère, le bleu égyptien est toujours associé au
nom de Vestorius et ceci alors que ce dernier est certainement mort depuis près d’un siècle 8. La survivance du nom de Vestorius attaché à la production
du caeruleum plus d’un siècle après en fait-il déjà un
Morel 1983, p. 29-30.
Nous renvoyons pour les détails concernant la recette de
Vitruve à un article de F. Delamare (2003).
6 Pline l'Acien, Hist. Nat., XXXIII, 161-164, traduction de
Hubert Zehnacker (1983).
7 Fit ex Aegyptii leuissima parte.
8 Nous ne possédons aucune information concernant sa vie
après la mort de Cicéron qui mentionne Vestorius dans 23 lettres
datées de 56 à 44 avant notre ère. V. Sirago a proposé de dater
sa mort des années 20 avant notre ère (Sirago 1979).
4
5
La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Fig. 1. Carte de la Campanie et des Champs Phlégréens (d’après Martin 1985, pl. I)
« label de qualité »? Rappelons qu’au début du IVe
siècle de notre ère, l’Édit du Maximum fixe le prix
du cyaninum Vestorianum de 80 à 150 deniers la
livre 9. La mention du pigment associé au nom de la
gens Vestoria confirme qu’à cette époque le produit
était toujours associé au nom de son « inventeur »
italien, même si le monopole de sa production n’appartenait certainement plus à cette famille. Le nom
de « bleu Vestorien » était devenu un label de qualité, un nom commun et non plus un produit fabriqué à Pouzzoles par un membre de la gens Vestoria.
Pline précise que la production du pigment à
Pouzzoles et en Espagne est liée aux débuts de l’exploitation du sable dans ces deux lieux. Ceci est un
élément qui prend son importance pour la cité de
Cumes, car Pline dit que le meilleur sable est celui
du Volturne : « […] à présent on utilise aussi un
sable blanc venant du fleuve Volturne en Italie et
que l’on trouve entre Cumes et Literne, sur six mille
pas du rivage côtier, là où il est le plus tendre, et on
le broie au mortier ou à la meule » 10. Cette information est intéressante car le sable est l’un des ingrédients essentiels à la composition du pigment. Le
site de Cumes se trouve donc à proximité d’un gisement de sable de premier choix pour l’industrie du
bleu égyptien.
Giacchero 1974, p. 218, n°34, 84 et 85.
Pline l'Ancien, Hist. Nat., XXXVI, 194, traduction de J.
André et R. Bloch (1981).
9
10
171
V
Paolo Caputo et Laetitia Cavassa
5
Via
Do
mi
tia
na
3
Porta Nord
(Scavo dell'IUO)
Tempio di Giove
Stazione
di Cuma
Terme
Tempio di Apollo
1
Capitolium
4
Tempio
dei Giganti
Cripta romana
Antro della
Sibilla
Arco Felice
2
Anfiteatro
Fig. 2. Localisation des découvertes de creusets sur le site de Cumes (plan CJB)
1 : la via per la crypta romana ; 2 : la Masseria Turrà ; 3 : la porte médiane ; 4 : le forum ; 5 : le dépotoir hors les murs
Cumes, centre producteur de bleu égyptien ?
Les recherches menées sur le site de Cumes ne
cessent de montrer le rôle que la cité a pu jouer dans
le domaine de l’artisanat. De nombreux rebuts de
cuisson de plats en céramique commune, en vernis
rouge pompéien 11 et de gobelets en paroi fine 12, sont
des preuves, malgré l’absence de découverte de
fours, d’une activité artisanale notable. Nous pouvons ajouter au panel des activités artisanales de la
cité la fabrication du caeruleum.
Histoire des recherches
La première mention de présence de bleu égyptien sur le site de Cumes remonte à la fin du XIXe
172
siècle. En 1874, H. de Fontenay publie un article
dans lequel il compare les boules de bleu égyptien
trouvées à Autun et au Mont Beuvray à celles appartenant au Musée de Sèvres 13. La collection du Musée
de Sèvres est constituée d’échantillons rapportés
par le duc de Luynes des tombeaux de la vallée du
Giacchero 1974, p. 218, n°34, 84 et 85.
Pline l'Ancien, Hist. Nat., XXXVI, 194, traduction de J.
André et R. Bloch (1981).
11 Chiosi 1996.
12 Cavassa 2004b.
13 Fontenay 1874.
9
10
La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Fig. 3. Creusets des fouilles de la Via per la Crypta Romana (dessins L. C.)
Nil, des ruines de Thèbes, et ceux issus de la collection Passalacqa trouvés à Cumes et Pompéi.
Les recherches effectuées entre les XIXe et XXe
siècles à Cumes et dans les Champs Phlégréens
n’ont pas toujours été le fruit de fouilles programmées et systématiques. Une telle discontinuité
fut causée en partie par les interruptions durant la
Première et la Seconde Guerre Mondiale et par la
difficile reprise des activités de recherche durant les
années d’après guerre.
Les années 1980 marquent, suite aux phénomènes
sismiques et de bradisisme que connut la Campanie,
une rupture avec le passé et « l’avènement d’une ère
nouvelle » pour la recherche archéologique à Cumes
et dans les Champs Phlégréens. Plus particulièrement, à partir des années 1990, des interventions
systématiques et régulières ont permis, grâce au
développement des recherches, d’effectuer de nouvelles découvertes dans tous les domaines et dans la
presque totalité des sites.
C’est le cas également du bleu égyptien pour
lequel il faudra attendre, en fait, l’article de Patrizia
Gargiulo en 1998 pour en voir réapparaître la mention à Cumes 14. P. Gargiulo mentionne la présence
d’échantillons de pigment bleu, mais également de
nombreux fragments céramiques dont les parois
sont recouvertes de ce même bleu15. Ces céramiques
sont du même type que celles qu’elle a mises au jour
sur le site de Liternum16. Il s’agit en fait de creusets
ayant servi à la fabrication du bleu égyptien.
Les recherches de ces denières années ont mis au
jour de nombreux fragments de creusets sur l’ensemble de la ville antique (fig. 2).
Gargiulo 1998, p. 61-65.
Gargiulo 1998, p. 64.
16 Gargiulo 1998.
14
15
173
Paolo Caputo et Laetitia Cavassa
Fig. 4. Le matériel de la Masseria Turrà (dessins L.C.)
Le matériel de la Via per la Crypta Romana)
En 1992, à Cumes, durant un examen des lieux
conduit par P. Caputo17, plusieurs fagments de ces
creusets furent mis au jour dans la cité basse, sur le
côté Nord de la voie dallée de blocs de basalte
(fig. 2, 1), qui conduit du Forum vers la Crypta
Romana (à l’emplacement de l’actuel petit pont de
fer reliant deux parcelles d’un même terrain, actuellement acquis par la Surintendance dans le but d’agrandir le parc archéologique de la cité antique).
Une première étude de ces fragments (effectuée
uniquement sur la base de la couleur, du traitement
des parois internes et externes et du type, de la couleur et de l’épaisseur de la pâte) a permis d’identifier
au moins quinze récipients du même type (fig. 3). Il
s’agit de vases de forme cylindrique ayant une hauteur comprise entre 30 et 50 cm, similaires, comme
nous l’avons vu, aux fragments mis au jour en 1995
à Liternum dans un contexte daté du Ier siècle de
notre ère et que l’on peut identifier avec le type de
l’exemplaire entier (haut de 50 cm) mis au jour dans
la nécropole du site. Dans cette nécropole, cas unique sur 90 sépultures, ce creuset fut réutilisé
comme tombe pour une sépulture à enchytrismos.
Plus particulièrement, deux fragments de fonds
sont caractérisés par une incrustation (ou une croûte) de couleur bleue plus ou moins intense sur les
parois internes et également sur les parois externes,
due, comme nous le verrons, à la manipulation de
hautes températures nécessaires à la fusion des
boules de bleu égyptien.
174
Il faut souligner l’intérêt que présente ce contexte cumain, car la partie Nord de la via qui conduit à
la Crypta Romana, correspond, en effet, à une
ouverture caractérisée par la présence de marches
permettant l’accès à un espace vraisemblablement
souterrain (ou en tout cas situé sous le niveau de la
voie en basalte), inséré dans un contexte urbain daté
de l’époque tardo-républicaine / début de l’époque
Augustéenne. Cette datation repose sur l’observation des techniques de construction employées.
Seule la réalisation de fouilles permettrait de définir
avec plus de précisions la destination exacte de ces
structures. Quoi qu’il en soit, celles-ci devaient
représenter l’extrémité Sud d’un vaste complexe,
sans doute de destination civile, qui par ses dimensions et sa position pourrait être en rapport avec les
autres structures souterraines sur lesquelles est
construite l’ancienne Masseria G. Poerio, récemment acquise par la Surintendance Archéologique
de Naples et de Caserte, comme le montre une étude
de ces structures et des alentours 18.
17 Avec la précieuse collaboration de Monsieur Cesare
Giordano, Assistant technique et Restaurateur, que nous remercions pour son aide.
18 Cette étude a été réalisée dans le cadre d'une thèse de
Laurea en architecture présentée en 1999 à l'Université degli
Studi di Napoli « Federico II », par l'Architecte Cristina Ciotti,
que nous remercions pour nous avoir fourni ces informations.
La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Fig. 5. Le matériel de la Masseria Turrà (dessins L.C.)
La Masseria Turrà
La masseria Turrà construite au XVIIIe siècle, et
successivement modifiée et agrandie, est située
dans le secteur sud-est de la ville, sur des structures
romaines, à proximité de la « Grotte de Cocceius »19.
Dans l’aire environnante sont situés d’autres
anciens vestiges dont la position sur un plateau
(cote 39.8 m) semble être particulièrement privilégiée par la vue qu’il offrait de la cité, du littoral et du
port qu’abritait à l’époque le lac assaini de Licola.
Les recherches archéologiques menées par P.
Caputo en 1997, ont permis d’identifier des structures relatives à une habitation du type domus dont
les citernes sont utilisées comme basis villae, grâce
à l’emplacement des éléments architecturaux et à la
forme des terrasses (fig. 2, 2). L’ensemble est daté
de la première moitié du Ier siècle avant J.-C. (pas
audelà de 70) au Ier siècle après J.-C., bien que le site,
pour divers motifs, ait été également fréquenté et
modifié durant le Haut Moyen Âge (VIe siècle après
J.-C.). Les fouilles ont permis, entre autre, de mettre
au jour 38 fragments de creusets (parmi lesquels 12
individus ont été dessinés : fig. 4 et 5) dans un contexte daté du Ier siècle de notre ère 20. Il s’agit de creusets cylindriques, hauts, dont le diamètre d’ouverture est d’environ 30 cm. Une majorité de ces creusets
présente des restes de pigment sur les parois (fig. 4
19
20
Caputo 2005, p. 39-42.
Caputo 2005, p. 42.
175
Paolo Caputo et Laetitia Cavassa
Fig. 6. Le matériel du dépotoir d’époque Flavienne (dessins L.C.)
et 5).
La présence diffuse de ce type de matériel sur le
site de Cumes, pour la première fois attesté dans des
niveaux antiques, nous laisse hypothiser que dans la
zone en amont de la masseria se trouvaient des officines et boutiques pour la fabrication du caeruleum.
Si l’on excepte les restes épars, les murs de soutènement des terrasses, les restes d’anciennes carrières
de tuf et les installations de « l’Arco Felice », la rare
présence de structures antiques dans ce secteur de
la ville correspondant à l’ample aire urbaine qui s’allonge parallèlement à la ligne de la colline de
Montegrillo, en aval de « l’Arco Felice », semble
indiquer que cette zone de la cité était sans doute
faiblement urbanisée à l’époque et qu’elle était peutêtre destinée aussi à des activités artisanales.
La porte médiane
L’Università degli Studi “L’Orientale” di Napoli
fouille depuis 1996 les murs septentrionaux de la
cité. Son programme l’a amené à dégager et fouiller
176
la porte dite « mediane » (fig. 2, 3). Lors de la fouille de ce secteur plusieurs fragments appartenants à
ces mêmes creusets ont également été mis au jour.
Les fragments sont décrits de la manière suivante :
« (…) grosso contenitore in argilla grezza di colore
giallo-verde, contenenti incrostazioni di una sostanza cristallina, di colore blu e azzurro, sulle pareti
interne e in qualche caso di sostanza vetrificata
sulle pareti esterne » 21. Une grande partie de ces
fragments ont été mis au jour dans des dépôts datés
du Haut Moyen Âge, mais contenant un abondan
matériel résiduel daté du Ier - IIe siècle de notre ère 22.
Ces dépôts correspondent à un rehaussement volontaire des niveaux de fréquentations dû à la montée
du niveau de la lagune 23.
Malpede 2003, p. 40.
Malpede 2003, p. 40.
23 Malpede 2005, p. 67.
21
22
La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Fig. 7. Le matériel du dépotoir d’époque Flavienne (dessins L.C.)
Le forum
D’autres fragments céramiques avec des restes
de caeruleum ont été mis au jour durant les fouilles
du Capitolium et de la « Masseria del Gigante »,
dirigées par l’Université degli Studi di Napoli
« Federico II » dans le cadre du projet « Kyme I »
(1994-97), dans un contexte daté de l’époque tardo
romaine 24 (fig. 2, 4). Puisqu’il s’agit de couches de
remblayage et si l’on tient compte de la géomorphologie du site de Cumes et de l’emplacement du
Forum, situé en aval de la Masseria Turrà, nous
pouvons supposer que les fragments mis au jour sur
le Forum auraient pu être emportés par les alluvions depuis l’aire située en amont. Cette zone correspond justement aux environs de la Masseria
Turrà, où la présence d’officines est envisageable, vu
sa position éloignée du centre de la ville.
Les fouilles du Centre Jean Bérard
Dans le cadre du projet « Kyme », le Centre Jean
Bérard de Naples s’est chargé de la recherche des ports
grecs et romains ainsi que des études géomorphologi-
ques destinées à restituer le paysage du site 25.
Parmi les zones fouillées, la principale se situe
hors de la ville, au nord de la porte « médiane ».
Cette fouille a permis de mettre au jour un tronçon
de la voie Domitienne, bordée de nombreux monuments funéraires 26, un puits et un égout, ainsi qu’un
grand dépotoir flavien (fig. 2, 5). Dans ce dépotoir,
de nombreux fragments de creusets ont été mis au
jour 27.
La fouille du dépotoir daté du début de la période flavienne a livré 153 fragments de creusets : 105
panses, 28 fonds, 20 bords, ainsi que de nombreux
échantillons de pigment, sous forme de boulettes ou
24 Les informations nous ont été aimablement fournies par
les Dottoresse C. Capaldi et F. Coraggio, que nous remercions.
Caputo 2001, p. 49.
25 Projet dirigé par Jean-Pierre Brun et Priscilla Munzi.
26 Brun 2003, p. 131-155, Stefaniuk et alii, 2003, p. 399-435.
27 Ce travail a donné lieu à un sujet de DEA soutenu à
l’Université d'Aix-en-Provence en 2004 sous la direction de M.
Xavier Lafon.
177
Paolo Caputo et Laetitia Cavassa
Fig. 8. Les creusets du dépotoir d'époque flavienne (cliché CJB)
de pains27. Il s’agit de vases de grandes dimensions,
dont les parois sont épaisses d’environ 1 cm (fig. 67). La pâte renferme des inclusions grossières (argile, sable, cailloux…) ainsi que des particules volcaniques caractérisant une production locale. La grande
majorité de ces fragments ont les parois recouvertes
de bleu égyptien dont l’intensité de la couleur est
plus ou moins forte. Certains ont également la particularité d’être déformés et recouverts de bleu sur les
parois extérieures (fig. 8), comme c’est également le
cas pour les fragments mis au jour dans les fouilles
sur la via per la Crypta Romana : cela a très certainement été causé par les très fortes températures
auquels les creusets et le pigment ont été exposés, et
nous incite donc à y voir des traces de fabrication de
bleu égyptien à Cumes.
Les recherches menées par D. Ullrich montrent
la nécessité de porter le mélange à des températures
avoisinant les 850-900°C pendant 24 à 48 h. Il précise de plus l’importance de l’apport en oxygène lors
de la fabrication du pigment : « thus production in
an open crucible is not only possible but desirable.
It is crucial to maintain a constant temperature over
the entire production period, such as could be
achieved by blowing air into the crucible»28. La
mention de “creusets ouverts” nécessaires lors de la
fusion des éléments trouve son importance dans le
cas des découvertes de Cumes car l’ensemble du
matériel qu’il nous a été donné d’étudier rassemble
des creusets dont le profil est celui d’un large pot
dont les diamètres d’ouverture et de base oscillent
autour des 30 cm et dont la hauteur est proche des
40-50 cm, en comparaison avec l’unique exemplaire
intact mis au jour lors de la fouille de la nécropole
du site de Liternum 29.
178
Conclusion
Nous avons vu que ces creusets ont été mis au
jour sur l’ensemble du territoire de la cité de Cumes
(fig. 2). Les contextes de découverte permettent de
faire les remarques suivantes :
- Les contextes datés montrent qu’au Ier siècle de
notre ère, la cité de Cumes abritait un ou plusieurs
ateliers de caeruleum. Le contexte le mieux daté, car
clos, est le dépotoir d’époque flavienne situé hors de
la ville. Nous pouvons supposer que la production
se serait déplacée depuis Pouzzoles et/ou que des
succursales auraient été ouvertes au Ier siècle de
notre ère à Cumes et Liternum. Cette production
reste-t-elle une spécialité de la gens Vestoria ?
Change-t-elle de « mains » après un possible départ
des descendants de Vestorius pour Pompéi ?
- Ces pots sont liés à la production et non au
transport du produit. Un des exemples les plus parlants pour illustrer ce propos est la découverte de
boules de bleu de Pouzzoles dans des épaves. Dans
celle de Planier III 30, les boulettes ont été retrouvées
en vrac dans la cale du navire ; elles devaient être
transportées dans des sacs et non dans des conteneurs céramiques qui eussent été inutilement lourds
et encombrants.
- Les découvertes de creusets semblent concentrées dans les Champs Phlégréens. Peut-on y voir un
monopole de la région pendant une certaine période au moins ?
Ullrich 1987, p. 331.
Gargiulo 1998.
30 Tchernia 1970.
28
29
La fabrication du bleu égyptien à Cumes
Bibliographie
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municipales italiennes aux IIe et Ier siècles avant J.-C.,
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Cuma, in Campania, e il suo rapporto con la città,
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